Cannes 2019 : palmarès social et écologie de fond de tiroir

Samedi 25 mai 2019, le jury présidé par Alejandro González Iñárritu a remis la première Palme d’Or à un cinéaste coréen de l’histoire du Festival de Cannes : Bong Joon-Ho reçoit la récompense suprême pour son excellent Parasite – photo ci-dessus -, que vous pourrez découvrir prochainement puisqu’il gagne nos salles le 5 juin 2019. On évoque la fin du festival dans cet article avec notamment un commentaire sur le palmarès et l’action écologique que doit adopter le Festival de Cannes.

Roubaix, ton univers impitoyable

Pour résumé en quelques lignes les trois dernières journées du festival, Arnaud Desplechin déçoit avec Roubaix, une Lumière : certains aiment la première partie du film, d’autres la seconde – comme moi. Le film gagnerait à repasser par la salle de montage : de belles performances de Roschdy Zem, Léa Seydoux et Sara Forestier permettent de tenir l’ensemble de cette radiographie d’une ville par le prisme d’un sordide fait divers. Toujours en compétition, l’italien Il Traditore de Marco Bellochio nous plonge dans le véritable procès de Tommaso Buscetta. Inégal et hétéroclite esthétiquement, le film se montre passionnant lors du procès de la Cosa Nostra qui examine la notion d’honneur pour ces criminels qui ont inspiré le cinéma de fiction et continuent d’alimenter de nombreux fantasmes. La nuit tombée, Abellatif Kechiche provoque un vrai scandale, parmi ceux dont on ne souhaiterait pas être les témoins : Mektoub my love : intermezzo a perdu tout l’éclat de Mektoub my love : canto uno. Narrativement, le film n’offre rien, tournant autour de l’avortement éventuel d’Ophélie (Ophélie Bau). Ce film de 3h28 – à l’heure actuelle, le cinéaste ayant annoncé vouloir inclure d’autres scènes – peut se diviser en deux parties : un retour à la plage pour introduire un nouveau personnage, d’une quarantaine de minutes, et tout le reste se déroule au cours d’une soirée éreintante en boite de nuit. Le regard timide et désireux d’Amin s’est évanoui pour laisser place à celui d’un cinéaste pervers, obsédé par le corps et le fessier de ses comédiennes jusqu’à un stade paroxystique qui tient probablement de la maladie, combinaison de dépravation et de mégalomanie. Avec sa scène de cunnilingus non simulé, et probablement obtenue suite à l’épuisement de ses comédiens, Mektoub my love : intermezzo est tout simplement une immondice, dont la présence en compétition montre l’absence d’engagement du festival sur la longueur pour certaines causes – rappelons que l’année dernière une hotline était en place pour signaler les agressions sexuelles et qu’une montée des marches historiques de 82 femmes venait souligner les inégalités dans le milieu cinématographique.

« It must be heaven », épisode parisien

Le vendredi, après le long programme de courts métrages de la compétition – 2H30, trop long pour avoir l’esprit disponibles pour les derniers films –, Elia Suleiman a présenté son nouveau long métrage après une absence de dix ans, It must be heaven. Portant toujours un regard amusé sur sa patrie et notre monde, Suleiman pioche chez Jacques Tati alors qu’il visite Paris puis New York. Même si l’on rit énormément face à cette comédie dramatique singulière et intelligente, on ne peut qu’être profondément troublé par la vision de Paris qu’il nous offre : une ville déserte, où le moindre citoyen est suivi de près par 3 à 4 policiers. Pourtant tourné avant la multiplication des violences policières accompagnant le mouvement des gilets jaunes, il est difficile de ne pas être terrifié par cette vision minimaliste et percutante de l’état policier mis en place par l’exécutif. Sur un versant moins alarmant, on peut s’amuser du regard que porte Suleiman sur les parisiennes, et par extension les femmes. Contrairement à Kechiche, Suleiman regarde les femmes au travers d’un moment de flottement, un ralentissement temporel qui permet d’admirer la démarche, les formes et couleurs. Un défile nommé désir, certes loin d’être original, mais marqué par le respect. Bizarrement imbriqué dans le programme, je passe un peu au travers de Sibyl de Justine Triet : il n’y avait que 5 minutes entre le film d’Elia Suleiman et celui de la réalisatrice française. Autant dire qu’après autant de films, ne pas se libérer l’esprit pour s’engager face à une autre histoire est assez délicat : ainsi je ne dirai rien sur ce long métrage, si ce n’est que Triet montre aussi qu’on peut filmer le sexe avec passion, en étant charnel sans tomber dans la pornographie de Kechiche, en respectant ses comédiens. Dans les nombreux états de crises que traversent les trois femmes de Sibyl, la protagoniste jouée par Virginie Efira se remémore une étreinte passionnée avec son ancien amant joué par Niels Schneider : les corps se révèlent mais à aucun moment nous avons la désagréable sensation que la caméra vole quelque chose de l’ordre du plus intime.

Le jury s’explique brièvement avant son ultime festin cannois

Enfin, le samedi de clôture, je me retrouve handicapé d’un film pour compléter le parcours en compétition : j’avais fait l’impasse sur Le jeune Ahmed pour le voir la journée des reprises, hélas, le film est diffusé en même temps que la cérémonie de clôture. Je m’offre alors le plaisir de revoir Une vie cachée de Terrence Malick, et déjà, j’y vois de nouvelles choses, et lève certains doutes sur des éléments de l’ordre du montage lors de sa découverte. Le soir, après la cérémonie de clôture, je fais l’impasse sur la dernière séance, assurée par le duo Toledano/Nakache et leur Hors normes pour passer près de 2h30 en conférence de presse avec le jury, puis les lauréats. Je suis lessivé mais heureux, heureux car j’ai réussi mon parcours lors de ce festival – 35 séances – mais aussi heureux de voir la joie de tous ces lauréats, actrices, cinéastes, acteurs et producteurs.

Song Kang-ho dans le palmé « Parasite »

Palmarès long métrage de la compétition du 72ème Festival de Cannes

Palme d’Or : Parasite de Bong Joon-ho
Grand Prix : Atlantique de Mati Diop
Prix de la mise en scène : Le jeune Ahmed de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Prix du jury ex-aequo : Les Misérables de Ladj Ly et Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles
Prix d’interprétation masculine : Antonio Banderas dans Douleur et Gloire de Pedro Almodovar
Prix d’interprétation féminine : Emily Beecham dans Little Joe de Jessica Hausner
Prix du scénario : Céline Sciamma pour Portrait de la jeune fille en feu
Mention spéciale : Elia Suleiman pour It must be heaven

La primauté des problématiques sociales

Le palmarès a récompensé avant tout les films avec une forte dimension sociale, qui occupaient à peu près un tiers de la compétition – et l’on obtient aussi un chiffre qui correspond aussi au nombre de prix distribués. Pourtant, Alejandro González Iñárritu déclarera après en conférence de presse que ce palmarès n’est pas une prise de position politique et que ni les nationalités des films, ni le nom des cinéastes n’ont pesé dans la balance lors des délibérations.

Sciamma pour le Prix du scénario

A mes yeux, trois longs métrages pouvaient s’emparer de la Palme d’Or, par la force de leur propos et leur maîtrise formelle : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, qui doit « se contenter » du Prix du scénario – dans mon palmarès de cœur, je donnais d’ailleurs le prix du scénario à Bong Joon-ho et la Palme à Sciamma, l’inverse de la réalité, mais Sciamma s’empare toutefois de l’alternative Queer Palm –, Parasite de Bong Joon-ho, le véritable lauréat, et enfin Une vie cachée de Terrence Malick – qui reçoit dans les prix « non officiels » les prix du jury œcuménique et prix François Chalais. Ironie du sort, Malick voit son film absent du palmarès officiel, « caché » de la soirée de clôture, à l’instar du destin qu’il met en lumière, celui d’un homme qui a préféré l’ombre et l’oubli face à la l’allégeance à l’infamie du nazisme. Le mélange des genres et la question sociale ont souvent habité l’œuvre de Bong Joon-ho, du moins, c’est ce qui semble l’animer depuis The Host (2006) alors que le film qui a offert la reconnaissance au cinéaste tient du pur thriller, Memories of Murder (2003). Le voilà au sommet de son art avec Parasite, œuvre affolante par son rythme, sa férocité et sa capacité à provoquer de vives émotions, procédant pour la plupart d’injustice sociale et d’un trouble empathique entre les classes. Une palme historique pour la Corée du Sud qui, espérons-le, donnera encore plus de visibilité à un cinéaste dont la filmographie fascine depuis plusieurs années.

Emily Beecham dans le mal aimé « Little Joe »

Le Grand Prix attribué à Atlantique de Mati Diop a de quoi surprendre dans un premier temps : si le film évoque le destin tragique de migrants avec une proposition originale, accompagnée de nombreuses faiblesses dans l’exécution, le film de la franco-sénégalaise dote son constat social d’une vraie poésie, et la deuxième partie du film balaye de nombreux écueils de la première heure. Il faut dire aussi que la presse étrangère semble avoir bien mieux reçu le film que nous, français : tout est question de perception. Peut-être qu’en revoyant le film, l’appréciation sera différente, pourtant, il fut découvert dans un état de grande disponibilité d’esprit puisqu’il fut projeté le troisième jour du festival. Du côté de l’interprétation masculine, la plupart des voix des festivaliers se divisaient entre Pierfrancesco Favino pour Le Traitre et Antonio Banderas dans Douleur et Gloire. Deux acteurs campant des figures réelles, le premier dans le rôle d’un mafieux ayant conduit la Cosa Nostra vers les tribunaux, l’autre en campant un cinéaste espagnol de génie, exposant ses faiblesses, son passé et ses premiers désirs. Banderas l’a emporté, et quelque part, bien que Pedro Almodovar échappe toujours à la Palme d’Or, récompense qui pour ma part semblait inaccessible avec un telle compétition, le chantre de la movida est aussi couronné directement par la célébration de son acteur alter ego. Chez les actrices, ceux qui ne voyaient pas la récompense suprême pour Sciamma voyaient ses interprètes récompensées, Adèle Haenel et Noémie Merlant. Un sacre difficile avec le Prix du scénario pour Portrait de la jeune fille en feu, qui fait qu’une dérogation est nécessaire pour récompenser les comédiens : Virginie Efira était dans le cœur de nombreux festivaliers pour Sibyl, c’est finalement Emily Beecham avec un jeu bien plus introverti qui est récompensée pour son rôle de scientifique et maman dans Little Joe. Un film décrié à tord, de l’acabit des films dénigrés par une partie de la presse uniquement car ils sont sous le feu des projecteurs de la compétition, et qui aurait rencontré bien plus d’avis favorables à Un Certain Regard ou encore à la Quinzaine des Réalisateurs. Cette récompense permet encore de mettre en lumière un aspect social : cette mère célibataire voit ses rapports avec son fils se dégrader à cause de son travail, thématique similaire au non récompensé Sorry we missed you de Ken Loach, avec en plus, un soupçon de dimension écologique, ce questionnement sur les méfaits du progrès scientifique lorsqu’il ne prend aucun recul à cause du rouleau compresseur capitaliste.

« Bacurau » ou la résistance sous sa forme extrême

Impossible de parler du prix de la mise en scène pour les frères Dardenne car c’est le seul film que j’ai manqué en compétition. Je suis donc curieux de le découvrir – le film est en salle –, curieux de voir comment ces adeptes de la caméra épaule dans une démarche naturaliste ont pu séduire le jury, plus qu’un Diao Yinan avec sa sublime exploration d’une Chine marginale dans Le Lac aux oies sauvages, et puis on peut toujours évoquer Malick : son style élégiaque est toujours au même degré de finesse que ses œuvres telles que The Tree of Life ou Song to song. Du travail d’orfèvre. Deux films obtiennent le Prix du jury cette année, deux films enragés par la situation sociale de leur pays, de leur quartier, face à un gouvernement immonde ou absent : Les Misérables de Ladj Ly et Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles. On aimerait que le cinéma soit capable de faire bouger les choses, que l’impact dépasse la séance de projection pour déboucher sur des actions concrètes et positives. Ladj Ly devrait montrer son film à Emmanuel Macron, le cadre est encore vague, mais des semaines de contestations sociales dans la rue n’étant pas capable de corriger l’orgueil et le mépris d’un président, comment un film de moins de 120 minutes pourrait le pousser à une remise en question réelle et profonde ? Il faut croire aux miracles… Quant au Brésil, on se passera de commentaire, espérons que ce prix permette à la culture, dont les fonds ont été drastiquement réduits, de résister face à des monstres en costard-cravate qui ont parfaitement compris qu’elle est une de leurs principales ennemies. Enfin, Elia Suleiman reçoit une Mention spéciale pour It must be heaven, une façon d’être célébré sans être récompensé véritablement : d’ailleurs, aucun passage par la salle de conférence de presse. D’un autre côté, si certains festivaliers ont été conquis pleinement par sa nouvelle comédie dramatique, une réussite, son fonctionnement par saynètes parfois redondantes le place loin derrière le sublime Le temps qu’il reste, passé par la compétition cannoise en 2009 pour repartir bredouille.

Voir la vie en gris

Le fond de tiroir écologique

Si la question sociale fut belle et bien présente dans les films ainsi qu’au palmarès, une problématique que j’évoquais avant le début des festivités laisse grandement à désirer : l’écologie. En compétition, The Dead don’t die de Jim Jarmusch ouvrait parfaitement les festivités sous cet axe avec une vision désespérée pour laisser place ensuite à un véritable désert, seul Little Joe de Jessica Hausner y trouvant une toile de fond pour son drame paranoïaque. En dehors des salles, Le Point s’interrogeait sur la place du festival, à qui l’on pourrait attribuer la palme du gâchis environnemental. L’article n’aborde pas toutes les problématiques : cette année, nous avons pu constater que les capsules de café finissaient dans des poubelles destinées au recyclage, des cafés servis par milliers au palais chaque jour. Les journalistes ont même droit à des bouteilles d’eau en plastique : si elles semblent tolérées dans les salles de la Sélection officielle, impossible d’entrer dans le Théâtre Croisette de la Quinzaine des Réalisateurs sans abandonner des bouteilles parfois pleines à l’entrée. Impossible de savoir clairement si l’on peut aussi passer les contrôles de sécurité avec une gourde en acier inoxydable. Une prise de position claire est nécessaire.

« Ice on fire » : si les pollueurs pouvaient fondre plus vite que la glace, tout irait bien.

En séance spéciale, on pouvait découvrir le documentaire HBO Ice on fire de Leila Conners, se penchant sur le réchauffement climatique au travers des émissions de dioxyde de carbone et de méthane, et quelles sont les méthodes qui pourraient inverser la tendance. Produit par Leonardo DiCaprio, venu présenté le film, ce documentaire qui pourra être découvert en France sur OCS City à 19h45 le 22 septembre 2019 semblait être une façon de se donner bonne conscience pour la quinzaine : le Festival de Cannes ne doit pas seulement montrer, il doit se comporter en faveur de l’environnement. Aujourd’hui, n’y a-t-il pas quelque chose de profondément absurde que de toujours voir des berlines acheminer une équipe vers une salle sur quelques centaines de mètres, tout au plus ? Lors de la projection de gala de Matthias et Maxime de Xavier Dolan, Marion Cotillard s’est rendue à pied au Grand Théâtre Lumière. Un geste qui tient un peu du symbole puisque minoritaire, marginal. Cyril Dion a présenté en marge du festival une tribune intitulée Résister et créer, inutile de préciser que cet événement ne fut pas couvert comme le dîner du trophée Chopard. On continue de publier et imprimer des dizaines de papiers sur les robes et bijoux des stars qui parcourent le tapis, certaines revues y consacrent d’ailleurs plus d’espace qu’aux avis sur les films. On rêverait alors de voir se succéder sur le tapis des espèces en voie de disparition, évidemment avec un collier Cartier, une laisse de diamants Bulgari, et pour certaines, des boucles d’oreilles Dior ou Chanel. L’industrie du cinéma doit passer au vert dans toute sa chaîne, de la production à la diffusion, ici en avant-première dans un festival de cinéma censé être le plus prestigieux au monde. L’est-il encore d’ailleurs ? En neuf festivals, je n’avais jamais vu une ambiance aussi terne, une croisette aussi morne, secouée seulement en fin de parcours par l’arrivée de Quentin Tarantino et de ses trois vedettes, Leonardo DiCaprio, Brad Pitt et Margot Robbie. Peut-être que la fête est finie, peut-être qu’il est temps d’ouvrir les vannes pour expulser la vacuité, l’indécence d’un glamour de pacotille pour se consacrer à des valeurs justes, des valeurs en partie saluées par les membres du jury, des valeurs qui doivent intégrer coûte que coûte nos vies, nos gestes quotidiens. En espérant que Cannes se repense d’ici 2020, continuons de repenser notre consommation et d’agir à l’encontre de ceux qui ne veulent pas d’un monde plus sain et plus juste.

Article rédigé par Dom

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