Critique : Oppenheimer

Christopher Nolan consacre son premier biopic au père de la bombe atomique. Oppenheimer ne se concentre pas, contrairement à ce que suggérait la promotion du film, à la conception de la première arme nucléaire, mais aussi à une audition de sécurité à l’égard du physicien, à la fin du maccarthysme. Se déployant sur trois heures, ce long-métrage se montre peu subtil, boursouflé et profondément déséquilibré dans sa structure.

Destructions passives

Christopher Nolan est un cinéaste qui affirme de plus en plus une singularité : malgré ses films explorant différents genres, sous différents modes narratifs, il est un cinéaste ancré dans le « réel », le cartésien, au point de ne pas pouvoir s’aventurer vers ce qui relève de la fantaisie, du rêve ou du subconscient : la preuve avec sa trilogie Batman, qui a recherché au maximum une forme de réalisme, là où le film de super-héros, par définition, dépasse le réel. Avec succès, donnant une nouvelle direction au genre, et tristement imitée depuis. Avant cela, Memento (2000) part d’une condition bien réelle pour troubler son protagoniste autant que le spectateur, avec brio. Interstellar (2014) ? De la science-fiction mais sous le joug du plausible – avec les défauts rédhibitoires que cela implique pour certains. C’est peut-être en partie pour cela que Le Prestige (2006) compte parmi ses meilleurs films : filmer la magie, l’art de duper, avec un tel regard, rend le spectacle d’autant plus captivant. Tout est réel, et pourtant, il y a une astuce derrière. Pourquoi aborder ces éléments ? Tout simplement parce qu’un des points qui achoppe dans Oppenheimer réside dans la volonté de dépeindre une psyché sans aucune finesse, avec balourdise même : les vingt premières minutes du film évoquent un Terrence Malick qui, en plus d’avoir perdu sa grâce élégiaque, serait devenu sourd. La bande originale de Ludwig Göransson, joli mélange de sonorités classiques – violons, violoncelles – et électroniques – en lorgnant du côté de Hans Zimmer –, se montre séduisante, mais elle est employée régulièrement à mauvais escient par le cinéaste qui la pousse à son paroxysme dans le mixage – on pourrait établir un autre parallèle alors, la création d’Oppenheimer, la bombe atomique, sera utilisée à mauvais escient par le corps politique ! Indubitablement, la création de l’arme nucléaire a changé la face du monde au milieu du siècle dernier, et si ces bombes n’ont plus été utilisées dans un conflit depuis l’annihilation des villes de Hiroshima et Nagasaki par les Américains, la crainte de voir en action des engins nucléaires encore plus destructeurs aujourd’hui subsiste et subsistera toujours. La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine en est la preuve la plus récente : est-ce que l’ONU interviendrait sans cette menace nucléaire ? La Russie possède la capacité nucléaire de détruire toute la planète ! C’est aussi un dilemme moral qui occupe l’espace du film, nous montrant les rouages du projet Manhattan jusqu’à Trinity, premier essai d’arme nucléaire au monde. Seulement, ce dilemme, s’il ronge J. Robert Oppenheimer et certains de ses pairs – notamment après la mort d’Hitler, alors qu’il s’agit d’abord d’une course contre la montre avec l’Allemagne nazie –, ne prend pas suffisamment d’envergure dans ce film à la fois efficace en termes de montage et de direction artistique, mais dont la durée s’avère pénible, la faute à des logorrhées plombantes lors de l’audition visant à dénoncer le père de la bombe atomique comme un vilain communiste à bannir des hautes sphères américaines.

Cillian Murphy dans Oppenheimer face à Trinity

En-dehors du projet Manhattan et de la chasse aux sorcières du maccarthysme, nous ne saurons à l’issue du film que peu d’éléments sur Oppenheimer, campé brillamment par Cillian Murphy. Un homme de science maladroit lorsqu’il était étudiant, qui a aura connu au moins deux grands amours, et qui s’est montré passif à deux moments-clés de son destin. La bombe atomique, dans un premier temps. À la demande de l’armée, il est l’architecte et moteur du projet Manhattan, ainsi que sa ville qui a surgi de terre au milieu de nulle part, Los Alamos. Ces événements passionnent, tout comme les échanges (parfois sibyllins) avec les différents experts dans d’un domaine particulier, leurs essais et leurs doutes. Le tout, déjà imbriqué avec des éléments ultérieurs, liés à l’audition, et qui, impliquant de nombreuses personnes, peut porter à confusion – on ne lui reprochera à aucun moment d’avoir livré un biopic académique ! Mais bien qu’Oppenheimer soit en charge du projet, plusieurs éléments échappent au physicien : il n’a aucune certitude que leur création n’embrasera pas l’atmosphère pour détruire toute la planète, et d’autre part, si la bombe s’avère efficace et utilisable dans un cadre militaire, il ne peut pas jouer de rôle sur le destin de cette création, hormis une garantie présidentielle qu’elle mettra fin à une guerre qui s’enlise, d’épargner des soldats et d’éviter d’autres conflits : personne d’autre ne l’aura… Le point culminant du film se niche évidemment dans Trinity, ce premier essai nucléaire qui suspend le temps – la musique s’efface et donne une véritable sensation d’apesanteur –, mais là encore, un élément déçoit quelque peu : l’image. Dans sa volonté de filmer une véritable explosion par souci de réalisme, Nolan s’éloigne du véritable pouvoir horrifique et destructeur de la bombe nucléaire. Trinity a d’ailleurs été montrée avec bien plus de puissance cinématographique – et numérique – dans un épisode incroyable de la série Twin Peaks : The Return (2017) de David Lynch – cinéaste qui navigue entre les songes et les sens avec une aisance fabuleuse, contrairement à Christopher Nolan. En somme, si Nolan met parfaitement en scène les individus derrière la bombe – en nous assommant parfois d’un jargon scientifique qui se volatilise lorsque la curiosité croît à l’aube de l’essai, en manque cruel de détails –, il peine à lui donner de l’ampleur, malgré une explosion d’envergure et un souffle à en perdre son toupet. Là où Nolan campe un point de vue intéressant, c’est lorsque la première bombe est larguée sur Hiroshima : le film adoptant le point de vue d’Oppenheimer – la plupart du temps, nous y reviendrons –, ce dernier apprend par la radio que la ville d’Hiroshima vient d’être rayée de la carte. Une simple information, puis un nombre de victimes, mais aucune représentation tangible. Le géniteur de cette destruction reste dans un hors champ total. Trinity, c’est l’atomisation du désert : l’essai n’a pas eu lieu sur une simili-ville mais bien une zone vide, avec un recul calculé pour ne pas être emporté par cette nouvelle arme sur laquelle on place des paris sur la capacité explosive en kilotonnes de TNT. Il devra faire face à ses démons lors d’un discours de félicitations – et là encore, la méthode pour explorer la dualité et les remords laisse à désirer.

Robert Downey Jr. dans Oppenheimer

L’autre destruction passive à l’œuvre ici est celle d’Oppenheimer en personne, par l’homme d’affaires et politicien Lewis Strauss (Robert Downey Jr.), qui à l’aide du FBI et d’une audition viciée, détruit la réputation du scientifique et l’écarte de la Commission de l’énergie atomique des Etats-Unis. Coquetterie de Christopher Nolan, lorsque le point de vue du film adopte celui de Lewis Strauss, l’image est en noir et blanc, une première sous le format IMAX dans lequel a été tourné ce film plutôt intimiste, mettant en exergue des visages et non des séquences d’action. Occupant près d’un tiers du métrage suite à Hiroshima, cette partie affaiblit considérablement le film, ne parvenant jamais à trouver une dynamique engageante sur ce qui se joue, autant sur le plan personnel que politique. Si certains membres de l’équipe d’Oppenheimer prennent sa défense, d’autres, comme Edward Teller (Benny Safdie) – qui souhaitait se consacrer à la bombe à hydrogène –, l’assassine avec outrecuidance. Avec un avocat pieds et poings liés, Oppenheimer encaisse les coups, au grand désarroi de sa femme Kitty (Emily Blunt) – qui constitue une tare de plus lors de l’audition, ancienne membre du Parti communiste alors qu’Oppenheimer partageait simplement certaines idées avec le courant communiste. Naturellement, Christopher Nolan compose une œuvre profondément amère, sur le péril scientifique, comparé au mythe de Prométhée, mais aussi sur le pouvoir nauséabond de la classe politique, capable de tout : des thématiques abordées par d’autres cinéastes qui ont su faire preuve de plus de fluidité et de perspicacité. De la peur du nucléaire, en pleine guerre froide, Stanley Kubrick a réalisé la satire ultime avec Docteur Folamour (1964). Sur la chute de McCarthy, George Clooney a livré l’excellent Good Night, and good luck (2005). Et sur les retombées abominables d’Hiroshima, on peut citer Pluie noire (1989) de Shôhei Imamura. Il y avait peut-être un film remarquable en le réduisant au projet Manhattan, mais en s’intéressant à un pan plus large de la vie d’Oppenheimer, Christopher Nolan s’est confronté à un destin hors de sa portée, pourtant impressionnante sur de nombreux sujets.

2.5 étoiles

 

Affiche du film Oppenheimer

Oppenheimer

Film américain
Réalisateur : Christopher Nolan
Avec : Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr., Alden Ehrenreich, Scott Grimes, Jason Clarke, Macon Blair, James D’Arcy, Kenneth Branagh, Florence Pugh, Rami Malek, Tom Conti, Josh Hartnett, Alex Wolff
Scénario de : Christopher Nolan, d’après un livre de Kai Bird et Martin Sherwin
Durée : 180 min
Genre : Biopic, Drame, Historique
Date de sortie en France : 19 juillet 2023
Distributeur : Universal Pictures International France

 

Photos du film Copyright Universal Pictures. All Rights Reserved.

Article rédigé par Dom

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Un commentaire

  1. Bonjour Dom. Joli texte même si on n’a pas du tout le même ressenti sur ce film. Je suis étonné de ton dernier paragraphe. Pourquoi cherches-tu à donner un film un sens qu’il n’a pas et ensuite regretter qu’il n’ait pas exploré ce que tu attendais ?
    Les films que tu cites en fin d’article avaient, il me semble, un sujet assez bien défini.

    Oppenheimer est un film qui raconte une période la vie du père de la bombe atomique. Je lui trouve plusieurs qualités que tu n’as pas citées, l’une me paraît assez importante : on voit bien qu’il s’agissait d’un projet collectif. Et le fait de prendre une brochette d’acteurs connus m’a permis de bien me rappeler qui faisait quoi.
    Point intéressant de l’histoire, le maître d’orchestre n’était même pas demandeur ou promoteur de la bombe avant qu’on lui mette le projet entre les mains. Et bien que son travail aura permis d’atteindre l’objectif qu’on lui aura assigné, lui devra vivre avec ce sentiment très ambivalent et très bien rendu à l’écran : ni trop pour la bombe, mais ni trop contre non plus car il a compris, voire même accepté les raisons qui ont poussé à son utilisation.
    Il me semble plus difficile de jouer sur cette nuance, bien loin des prises de position extrêmes de notre époque, que de réaliser un film satirique tel que Docteur Folamour qui pousse quand même les potards à fond sans s’embarrasser de la justesse du propos.

    Sur la partie plus politique du scénario, j’ai trouvé que cela constituait une très bonne idée puisque cela apporte un contrepoids à un film qui serait peut-être trop axé sur la réalisation scientifique sans cela. Cela permet aussi de souligner le caractère éphémère de la reconnaissance politique et civile de nos sociétés. Tout cet aspect là est déjà abordé d’ailleurs dans la genèse du projet et je trouve que les deux vont bien ensemble. J’ai d’ailleurs trouvé passionnantes les auditions que tu as semblé ne pas aimer. Oui cela a été abordé par d’autres, mais je trouve toujours que Nolan apporte quelque chose dans ses films. Même sans centrer le sujet sur cet aspect là, on peut le toucher.

    J’ai la conviction forte depuis des années que l’opinion qu’on porte sur un film dépend de ce qu’on attend. Je suis rarement déçu des films dont je n’attends rien. Pour celui-ci, j’avais bien pris garde à ne rien lire pour ne pas gâcher d’éventuelles révélations, je n’attendais donc que mon Nolan, après un Tenet assez douloureux à regarder. Et j’ai grandement aimé ce film. Je sais qu’il n’aborde pas tout le sujet de la bombe atomique, mais je ne lui en demandais pas tant.

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