Critique : Toute la beauté et le sang versé

En plein embrasement social en France, le nouveau documentaire de Laura Poitras – notamment oscarisée pour son long-métrage consacré à Edward Snowden, Citizenfour (2014) – débarque dans les salles de cinéma à un moment particulier et opportun. Dressant le portrait de l’artiste et activiste Nan Goldin, Toute la beauté et le sang versé articule parfaitement les composantes d’une vie consacrée à l’art mais aussi à la lutte : chaque citoyen porte en lui le pouvoir du changement.

L’art de lutter

Il y a un combat contre la puissante famille Sackler, milliardaires américains dont la fortune s’est érigée au prix de centaines de milliers de morts. C’est un combat contre une cellule du « big pharma » et plus particulièrement les addictifs opioïdes. Une famille qui se lave les mains et se construit une image de bienfaiteurs comme d’autres milliardaires au travers de dons pharamineux à des musées, des Etats-Unis jusqu’au Louvre. Une action militante ouvre ce film qui, intelligemment agencé, construit son portrait sur trois axes, militant, personnel et artistique – et qui interagissent en permanence. Alors que le collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) se heurte à l’insensibilité des musées ciblés, on découvre un groupe parfaitement organisé, affrontant la toute-puissance d’une famille dont la richesse la place au-dessus des lois. C’est une constante ici et là : les ultra-riches n’ont aucun mal à s’affranchir des règles de la société et même de la législation s’appliquant à tout un chacun. Serait-ce donc peine perdue que de lutter face à un ennemi monumental et insaisissable, évoluant dans les hautes sphères ? Eh bien non : sans escalade dans le mode d’action, la persévérance finit par payer, même partiellement. La brèche constitue déjà une victoire. Gagner l’écoute et l’action d’un musée est déjà un point de bascule. Une confrontation – bouleversante – en visioconférence est également un point capital. Et Nan Goldin est une combattante de l’intérieur : les musées auxquels elle s’attaque avec P.A.I.N. sont des lieux exposant son travail de photographe. Et pas de paradoxe quand il est question de justice, sa position renforce d’ailleurs les actions entreprises.

Dans la jeunesse de Nan Goldin, une tragédie pousse probablement à questionner l’autorité, parentale donc, avec le suicide de sa sœur aînée. Un élément qui irrigue une carrière tout comme le film, où l’on remonte le fil d’une vie où la lutte débute bien avant le combat contre la crise des opiacés. C’est celle contre le patriarcat, contre un gouvernement qui, lors de l’arrivée du SIDA dans les années 1980, abandonne une jeunesse lorsqu’il est impératif d’agir et de prévenir. Des photographies aux diaporamas, Goldin saisit son quotidien, ou plutôt, un quotidien, tout un monde jusqu’alors ignoré mais immortalisé grâce à la photographie. On découvre une jeunesse anticonformiste, libre d’exprimer sa sexualité, une jeunesse engagée dans la pratique de son art. Malgré le voile funeste qui enveloppe de nombreuses séquences, Toute la beauté et le sang versé célèbre bel et bien la vie, avec une mélancolie tempérée par une volonté de ne jamais reculer, et encore moins d’envisager l’abandon. Quand le combat est juste, légitime – nouveau mot bafoué par le gouvernement français – et crucial, chaque militant doit garder auprès de lui les vertus de la persévérance. Rares sont les portraits aussi denses et limpides dans leur exécution, dénué d’effet de style. Il reste ici quelque chose de brut et pourtant ajusté méticuleusement, de l’ordre de cette pression de l’index à l’instant idéal pour imprimer une pellicule photographique. Un magnifique et captivant documentaire, récompensé du Lion d’Or à Venise 2022.

Photos du film Copyright Pyramide Distribution