Critique : Mank

Occupé derrière des séries comme House of Cards et Mindhunter ainsi que des projets cinématographiques qui resteront probablement au stade embryonnaire, David Fincher ne nous avait pas livré de long métrage depuis 2014 avec l’excellent Gone Girl. Mank est un projet de longue date pour le cinéaste américain, qui avait tenté de lancer sa production à la fin des années 1990, sans succès. Ecrit par son père, Jack Fincher, ce biopic consacré au scénariste Herman J. Mankiewicz nous plonge dans l’écriture de Citizen Kane, mais aussi dans les coulisses des studios hollywoodiens dans des temps troubles pour l’Amérique, entre la Grande Dépression des années 1930 et l’engagement militaire dans la Seconde Guerre Mondiale. Une œuvre foisonnante, à la forme hybride somptueuse, et dont certains thèmes font écho aux épreuves de notre époque.

La politique des studios

Film culte du cinéma américain, Citizen Kane a forgé la réputation d’Orson Welles. Il y a bien entendu sa mise en scène novatrice, mais aussi un scénario singulier, dans le fond comme dans la forme. Et ce que l’on pourrait oublier, c’est que Welles n’en n’est pas l’auteur exclusif : il partage son Oscar du Meilleur scénario avec Herman J. Mankiewicz, qui aurait effectué la majeure partie du travail. C’est lui, le Mank du titre du film, homme d’esprit, de cœur, volubile et alcoolique, et qui se voit brillamment interprété par Gary Oldman, sans recherche de mimétisme physique. Les scénaristes sont souvent des hommes et des femmes de l’ombre, et si Mank rend hommage à leur travail en nous plongeant dans le Hollywood des années 1930 à 1940, ce n’est pas seulement pour décrypter les éléments de la vie de Mank qui l’ont conduit à livrer Citizen Kane, c’est aussi pour sonder une époque et sa politique – le film tend d’ailleurs à plusieurs reprises vers le thriller politique.

Tourné en noir et blanc, Mank se positionne comme une œuvre hybride, réunissant la nostalgie de méthodes d’antan à la pointe de la technologie numérique. C’est avec une caméra numérique monochrome – la Monstrochrome de RED – que Fincher a travaillé avec le chef opérateur Erik Messerschmidt (à l’œuvre derrière huit épisodes de Mindhunter) : le résultat est un noir et blanc moderne et immaculé, aux contrastes prononcés. Incomparable avec un film tourné en pellicule. Pourtant, Fincher joue avec de faux changements de bobines, qui invitent un grain avant les fondus au noir d’une séquence à l’autre, mais surtout, toute la partie audio est traitée comme un film des années 1930. Le mixage a été effectué en mono, et il y a une texture particulière dans tous les sons et toutes les voix, et particulièrement celle de Gary Oldman, avec une réverbération parfois si ample, comme si le comédien s’exprimait dans une immense salle de spectacle. Le duo Trent Reznor et Atticus Ross, fidèle à David Fincher depuis The Social Network s’écarte aussi de la modernité de leurs compositions habituelles, électroniques et alimentées par des synthés : c’est une orchestration classique, où l’on retrouve parfois leur patte sur certaines tonalités mélancoliques (comme « A Rare Bird » qui revient au piano dans le générique de fin) mais qui joue surtout la carte du jazz enjoué de l’époque.

Tout comme Citizen Kane, Mank présente une structure éclatée, et aborde de nombreux thèmes, en miroir du film d’Orson Welles. Outre Mankiewicz, il y a en personnage secondaire un autre destin, celui de Marion Davies (Amanda Seyfried), qui représente la fragilité des stars sous contrat avec les studios, alors si puissants, car les films ne se faisaient pas sans eux, leur empire d’artistes et techniciens, leurs locaux et évidemment, leur force financière. Quand Mank s’interroge sur l’avenir du cinéma pendant la Grande Dépression, faisant écho à ce que nous traversons avec la pandémie, il devient absolument captivant quand il examine le pouvoir nouveau du cinéma : son influence politique. Utilisé pour la propagande fasciste dès les années 1920, Mank montre comment il est possible de manipuler l’opinion des masses avec un film, en exploitant de surcroît les plus nécessiteux. Il y a quelque chose d’effroyable dans sa représentation, avec l’amertume dégagée par la défense du socialisme de Mank qui lui coûtera si cher pour sa carrière – mais des épreuves qui lui permettront de livrer son travail de scénariste le plus abouti pour Welles.

Loin d’être manichéen, dessinant justement la complexité d’un monde où des forces et courants opposés s’entrelacent, se nourrissent et s’affrontent, Mank se conclut dans une émouvante sobriété, en se resserrant sur Herman Mankiewicz et Orson Welles. Entre ses deux hommes, leur chef d’œuvre et la décennie couverte, David Fincher évoque des difficultés économiques et politiques qui s’avèrent inchangées. Mank a beau célébrer une figure du passé, son regard synthétique sur cette époque qui résonne avec la notre évoque de sombres chemins pour l’avenir. Un film délicatement enivrant et engagé : en somme, exceptionnel.

4.5 étoiles

 

Mank

Film américain
Réalisateur : David Fincher
Avec : Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins, Tom Pelphrey, Arliss Howard, Tuppence Middleton, Monika Gossmann, Joseph Cross, Sam Troughton, Charles Dance
Scénario de : Jack Fincher
Durée : 131 min
Genre : Drame, Biopic
Date de sortie en France : 4 décembre 2020
Distributeur : Netflix France

 

Article rédigé par Dom

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Un commentaire

  1. Film magnifique, si juste et si subtil que ce soit dans le forme ou sur le fond. Un sublime homme à l’Âge d’Or aussi malgré son ton caustique…

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