Critique : Pauvres Créatures

Pauvres Créatures marque une continuité fructueuse dans la collaboration entre Yorgos Lanthimos et Emma Stone, suite à l’excellent La Favorite (2018). Adaptation du roman éponyme d’Alasdair Gray, ce film au confluent des genres nous embarque dans une odyssée aussi folle que grisante où la femme-objet, créature de tous les désirs, se libère de sa condition malgré des hommes possessifs, cyniques et rétrogrades.

Odyssée émancipatrice

Il y a quelque chose qui tient de Frankenstein dans les prémices du nouveau long métrage de Lanthimos : Bella (Emma Stone) est une femme née des mains folles du docteur Godwin Baxter – qu’elle appelle naturellement « God » –, un Willem Dafoe balafré, en proie à de nombreux problèmes de santé, et qui plonge d’ailleurs le mythe de Frankenstein dans une sorte de mise en abyme dévoilant au fur et à mesure des intentions déterministes à cette œuvre singulière, où la bizarrerie, le sensuel, le merveilleux et la vilenie se pourchassent comme des animaux de basse-cour. D’une grande beauté, Bella étonne par son comportement, digne d’un bambin qui peine à s’exprimer. On découvre rapidement au travers d’un étudiant de l’éminent docteur, Max McCandless (Ramy Youssef), que Bella a été ramenée à la vie d’une façon effroyable. C’est une femme enceinte qui s’est jetée d’un pont, et elle a été sauvée avec le cerveau de l’enfant qu’elle portait ! Les intentions du docteur, vagues, semblent dépasser l’intérêt scientifique ou anthropologique : il confie à son étudiant la tâche d’évaluer les progrès de Bella, puis de l’épouser, à condition de rester tous deux dans son manoir. Le caractère anthropologique et déviant de Canine réalisé en 2009 se retrouve ici, pour une direction bien différente. L’appel d’un avocat, Duncan Wedderburn – désopilant Mark Ruffalo –, pour rédiger le contrat de mariage, conduira Bella à s’évader avec ce dernier, à faire l’expérience d’un monde dont elle ne connaît aucune règle et dans un corps de femme avec lequel elle découvre tout juste la sexualité, sans aucune retenue.

Willem Dafoe dans Pauvres Créatures

L’univers du film, que l’on ne saurait situé à aucune date exacte, si ce n’est l’époque victorienne, est un véritable ravissement visuel. D’abord en noir et blanc, le film gagnera en couleurs et en ampleur au fur et à mesure que le cerveau de sa protagoniste évolue. Du premier chapitre abusant de la courte focale, on prend du recul pour découvrir des décors et costumes éblouissants, où tout semble avoir germé au cœur d’un songe. Emma Stone trouve l’un de ses plus grands rôles, si évolutif, ingénu mais sur les rails d’une émancipation féminine délectable, passant par l’expérience du monde, de ses injustices, du sexe et de la compréhension de l’homme. L’empirisme dans toute sa splendeur, pour reprendre un terme qu’elle apprécie. Et en plus du jeu sur le langage, il y a tout une gestuelle burlesque qu’elle développe avec une aisance circassienne. D’une visite de Lisbonne à une croisière qui la conduira elle et son avocat, jaloux et manipulateur, dans les bras de la pauvreté, Bella s’enrichit intérieurement grâce à des rencontres clés, comme Martha Von Kurtzroc (Hanna Schygulla), et aussi par le biais de la lecture. Face au manque d’argent, elle commence à travailler dans un bordel parisien et son approche de la prostitution, drôle et libérateur, secoue tout le récit. D’autant que partout où elle passe, Bella suscite un désir fou, et elle conserve en tête l’idée qu’elle retrouvera son promis à l’issue de cette aventure afin d’honorer son mariage – mais son passé, son autre vie de femme, semble capable de réapparaître à tout instant.

Emma Stone et Mark Ruffalo dans Pauvres Créatures

Avec sa galerie de personnages parfaitement construits et passionnants, Yorgos Lanthimos nous plonge dans une séduisante aventure qui mêle comédie, science-fiction et tragédie. Les pauvres créatures du film ne semblent ni être Bella, ni ces animaux ayant hérité d’un corps étranger, mais ces mâles au comportement avilissant, Duncan et un homme du passé en tête. Fragile, Bella devient au fil de ce récit initiatique une femme de plus en plus puissante intellectuellement, mais pour laquelle on craint un destin toujours aussi funeste. Guidé par Eros et Thanatos, Pauvres Créatures ouvre une multitude de portes pour ses derniers chapitres, forts et surprenants. Une odyssée féminine rare, fable détraquée s’amusant avec les sens, le plaisir, le raffinement et le dégoût. Un étincelant Lion d’Or de la cuvée 2023 du Festival de Venise.

4.5 étoiles

 

Affiche du film Pauvres Créatures

Pauvres Créatures

Film irlandais, britannique, américain
Réalisateur : Yorgos Lanthimos
Avec : Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef, Jerrod Carmichael, Kathryn Hunter, Christopher Abbott, Suzy Bemba, Hanna Schygulla
Titre original : Poor Things
Scénario de : Tony McNamara, d’après une œuvre d’Alasdair Gray
Durée : 141 min
Genre : Comédie dramatique, Fantastique, Romance
Date de sortie en France : 17 janvier 2024
Distributeur : The Walt Disney Company France

 

Photos du film Copyright 2023 Searchlight Pictures All Rights Reserved

Article rédigé par Dom

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