Critique : L’Innocence

Alors que Hirokazu Kore-Eda cherchait un nouveau souffle en exportant ses récits, en France avec La Vérité (2019) puis en Corée du Sud avec Les Bonnes étoiles (2022), le cinéaste japonais retrouve sa terre natale et son meilleur niveau, grâce à un scénario signé Yûji Sakamoto. Récompensé du Prix du scénario à Cannes, L’Innocence – titre français hasardeux à côté du Monster d’origine – aurait même pu être célébré d’un prix plus prestigieux tant il se montre intelligent et profond dans l’approche de son sujet délicat.

Regards biaisés

Tout débute par un incendie dans un immeuble à quelques centaines de mètres de l’appartement de Saori (Sakura Ando), veuve qui veille sur son fils unique, Minato (Soya Kurokawa). Un père décédé, une douleur encore vive, et des soucis à l’école avec un nouveau professeur, M. Hori (Eita Nagayama). Saori compte bien faire respecter son fils et n’hésite pas à taper du poing face à l’administration opaque d’un établissement qui présente de plates et inconséquentes excuses. L’Innocence trouble dans son premier segment par les non-dits et les zones d’ombre : notre perception, lacunaire, nous forge un avis assez tranché sur le professeur incriminé. L’intelligence du scénario sera de redéployer son récit sous divers points de vue, un procédé loin d’être nouveau, qui pourrait évoquer Rashômon (1950) d’Akira Kurosawa mais le raccourci serait trop facile. Nous sommes loin du cadre du film de procès, et il y a une façon particulière de revenir sur les événements : inutile pour le spectateur de revivre chaque scène, L’Innocence relie certains points pour se structurer, mais s’intéresse surtout à ce qui nous échappait pour tel personnage ou tel duo de personnages sur la même chronologie.

Ainsi, nous aurons la vision de Hori, qui lui donne un visage tout autre, tout en dressant encore un portrait biaisé du jeune Minato, notamment à l’égard de son camarade de classe Yori (Hiiragi Hinata) qu’il semble persécuter. Dès lors, le spectateur sait qu’il ne pourra pas se fier au regard d’un personnage, il sera nécessaire d’épouser le plus de points de vue afin de délier les tenants et aboutissants. Ce scénario captivant qui crée des frictions entre le monde des adultes et celui de l’enfance est idéal pour Hirokazu Kore-Eda, au regard sensible, et toujours grand directeur d’acteur, même avec les plus jeunes. Des enfants à l’énigmatique directrice de l’école, chaque comédien se montre remarquable dans ce long-métrage qui porte un regard amer sur la société japonaise. L’Innocence témoigne de nombreux méfaits, procédant pour certains de codes sociétaux, et pour d’autres, de la cruauté infantile face à la différence. Il y est question d’une relation entre deux garçons qui touche à l’amour, et secoue donc les camarades autour. Contraints d’agir à rebours de leurs sentiments, Minato et Yori troublent les adultes autour d’eux. Revient alors la question de la perception et de ses conséquences.

Gagnant en force émotionnelle à l’approche de son dénouement, L’Innocence ne manque pas d’éclairer toutes les zones d’ombre d’un « double climax » assez subtil. Un soin apporté à chaque personnage sans jamais nous éloigner des deux gosses au cœur de ce récit appelant à reconsidérer l’approche des problèmes dans la sphère scolaire et par extension, de l’enfance en général. Le monstre du titre d’origine, c’est une société normalisée à l’extrême et qui, dotée de mécanismes protecteurs inadéquats, provoque de profondes meurtrissures. Fin et poignant, le nouveau Kore-Eda se joue dans la cour des plus grands mélodrames et reste vecteur d’espoir par ses enfants plus solides que le déchaînement des adultes et des éléments de la nature.

Photos du film Copyright 2023 Monster Film Committee