Critique : The Irishman

Si les années 2010 auront marqué un virage vers plus d’expérimentation pour Martin Scorsese suite à son premier Oscar reçu pour Les Infiltrés en 2006, avec Shutter Island et Hugo Cabret, pour revenir sur un terrain plus familier ensuite avec Le loup de Wall Street et Silence, voilà que le cinéaste new-yorkais conclut la décennie avec un film-somme étourdissant, par sa densité, sa durée, son sujet, son casting ainsi que la technologie employée pour rajeunir les acteurs principaux. The Irishman résonne comme un chant du cygne, véritable conclusion à la saga des gangsters du XXème siècle.

La fin du voyage

Frank Sheeran (Robert De Niro), dit « The Irishman » se trouve au crépuscule de sa vie lorsqu’on le découvre en maison de retraite. Le vieil homme nous embarque dans son passé tumultueux, camionneur ayant servi dans la campagne d’Italie lors de la Seconde Guerre Mondiale, et qui est rapidement devenu un homme de main de premier choix au cœur de la mafia italo-américaine, en travaillant notamment pour Jimmy Hoffa (Al Pacino), à la tête du puissant syndicat des conducteurs routiers américains à partir de 1957. Un poste qui lui permettait de nombreuses magouilles dont le blanchiment d’argent avec des casinos de Las Vegas. Avant d’atteindre Hoffa, Sheeran a été initié par Russell Bufalino (Joe Pesci), un parrain bienveillant pour le loyal Sheeran qui trouvera un second mentor en la personne de Jimmy Hoffa. Adapté par le scénariste Steven Zaillian à partir de la biographie de Frank Sheeran I heard you paint houses de Charles Brandt, The Irishman couvre toute la seconde partie du XXème siècle, se permettant même une courte analepse durant la Seconde Guerre Mondiale. La vie de Frank Sheeran apparaît comme l’ultime pièce du puzzle des gangsters « à la Scorsese », un milieu dont il s’était éloigné depuis Casino (1995), Le loup de Wall Street travaillant une autre forme de criminalité dans le milieu de la finance. Au-delà du casting qui réunit de grandes figures de son cinéma, De Niro, Pesci et Keitel, avec, pour la première fois sous sa direction, Al Pacino, The Irishman voit plusieurs séquences répondre à d’autres œuvres de Martin Scorsese, parfois de façon anodine, comme ces armes à feu étalés sur un lit – la scène de vente d’armes de Taxi Driver – ou bien cette clé dans le contact d’une voiture, avec une main hésitante à compléter un geste qui pourrait être fatal – l’ouverture incroyable de Casino avec l’explosion du véhicule de Sam Rothstein. Dans ce récit dont les anecdotes sont racontées au cours d’un voyage en voiture en direction d’un mariage auxquels vont assister Frank, Russell et leurs compagnes, Martin Scorsese retrouve des éléments phares de son cinéma sans pour autant se répéter : il explore ici un versant de la solitude qu’il n’aurait jamais pu aborder avec des personnages plus jeunes.

Difficile d’oublier les derniers regards plein d’amertume lancés par Robert De Niro à la fin de Casino ou bien celui de Ray Liotta à l’issue du film Les Affranchis. Ces personnes que l’on quittait ainsi avaient encore un bout de chemin à faire dans leur vie, normalement. Ce qui n’est pas le cas de Frank Sheeran, assis dans sa chambre à nous narrer sa position si particulière entre Russell Bufalino et Jimmy Hoffa, ce dernier épousant la trajectoire chère aux films de Marty avec le vertigineux schéma ascension/chute. Au bout du voyage, que reste-t-il a un homme avec autant de sang sur les mains ? Parmi les nombreuses grilles de lecture que l’on pourrait appliquer à ce film si riche, le plus long de toute la carrière du cinéaste américain (3h29), on ne peut s’empêcher de prendre tout d’abord celle terrible de l’homme qui aurait raté sa vie, sans aucune chance de trouver un quelconque salut : une condamnation du pêcheur qui s’est enfoncé peu à peu dans sa propre déchéance, son inébranlable solitude. Avec son audacieuse structure, permettant des ruptures rythmiques, la première partie du film adoptant un fort dynamisme qui débouche sur un dernier acte remarquable de maîtrise et de sérénité dans lequel brille Robert De Niro, The Irishman pourra décontenancer. Il témoigne pourtant encore une fois du travail d’orfèvre de Scorsese, toujours aussi surprenant dans ses explosions de violence et ses confrontations tendues où l’humour trouve toujours une place.

Depuis 2006, le cinéma numérique creuse un nouveau défi : celui de redonner aux acteurs leur jeunesse, avec plus ou moins de succès, la plupart du temps dans des films fantastiques où il est facile d’accepter des défauts, une plastique pas tout à fait réaliste. Le premier long métrage ayant employé cette technologie est X-Men : L’affrontement final de Brett Ratner en 2006, mais son plus grand représentant arrive probablement deux ans plus tard avec L’étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher. Récemment, cette technologie a permis à Will Smith d’affronter son doppelgänger rajeuni dans Gemini Man, avec des qualités fluctuantes. C’est aussi le cas pour The Irishman, le visage de Robert De Niro est assez perturbant dans sa jeunesse, d’autant plus que l’acteur a les yeux bleus dans ce film, ce qui ajoute au trouble. Dans certaines séquences, le grand Bob semble tout droit sorti d’une cinématique, certes soignée, d’un jeu vidéo. Le regard finit par s’adapter au fur et à mesure que le personnage vieillit, et c’est par contre avec Al Pacino que l’on est le plus bluffé, on a parfois l’impression de retrouver l’acteur à la sortie du film Le Parrain 3 en 1990. Mais si la technologie dite du « de-aging » peut jouer avec les traits du visage, cette dernière ne peut pas offrir aux comédiens leur vigueur et leur agilité d’antan. Ainsi, une séquence musclée de castagne rend la démarche de Robert De Niro particulièrement étrange, comme si un personnage de GTA V collait des torgnoles dans un univers purement virtuel. Mais, étrangement, les limites de cette technologie ambivalente semblent nourrir ce crépusculaire The Irishman, cette idée qu’on ne peut pas revenir sur les temps passés, si ce n’est par le prisme du récit, la transmission d’aveux et regrets. Scorsese nous livre un film sobrement titanesque, dans lequel on reviendra encore et encore avec un plaisir probablement croissant.

Distribué par Netflix, le film sera disponible en France sur la plate-forme le 27 novembre 2019, mais les frontaliers pourront avoir la chance de le voir dans certaines salles autour de la France. Un grand merci au Christine 21 pour avoir organisé une projection du film dans ses deux salles, en présence de Martin Scorsese – et merci à Jean-Victor de Cloneweb pour le tuyau.

4.5 étoiles

 

The Irishman

Film américain
Réalisateur : Martin Scorsese
Avec : Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Anna Paquin, Bobby Cannavale, Jesse Plemons, Harvey Keitel, Stephen Graham, Ray Romano
Scénario de : Steve Zaillian, d’après un roman de Charles Brandt
Durée : 179 min
Genre : Thriller, Biopic
Date de sortie en France : 27 novembre 2019
Distributeur : Netflix France

 

Article rédigé par Dom

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2 commentaires

  1. Bravo pour cette critique sensible.
    C’est aussi toute la nostalgie d’un cinéma en train de disparaître qui transparait dans cette fresque mélancolique sur le temps, le pouvoir, l’âge et le poids de nos fautes. Oubliée la rage des premiers opus du maître. Au coeur de The Irishman résonne pour moi le même chant que dans le chef-d’oeuvre de Leone Il était une fois en Amérique.

  2. Pingback :Critique : Killers of the Flower Moon - Silence... Action !

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