Cannes 2018 : le saint café

Le café, c’est sacré, surtout en cette quatrième journée où la fatigue pointe déjà son nez. Voici le récit d’une grande aventure irriguée en caféine, avec un film entre chaque tasse, ou presque : Cold War, Joueurs, Le livre d’image et Diamantino.

Au palais, les divers stands Nespresso sont des lieux de culte, car la caféine est dores et déjà notre unique dieu. Je sors de la salle de presse du troisième étage avec le précieux liquide en main, pour me voir stoppé devant la passerelle menant à l’extérieur : il faut un badge photographe pour traverser, car dans quelques instants, l’équipe de Cold War s’apprête à l’emprunter pour se rendre en salle de conférence. Je n’ai pas le temps de faire demi-tour qu’un jeune agent de contrôle percute mon bras, expulsant l’intégralité de mon café sur deux journalistes. Incroyable cette quantité de liquide qui peut se répandre d’une tasse aussi modeste. Vociférations et excuses, avant de prendre une nouvelle tasse…

Avant cet incident, le Grand Théâtre Lumière lançait la journée des festivaliers avec Cold War de Pawel Pawlikowski. Au début des années 50, Viktor (Tomasz Kot) monte une troupe de danse et de chant traditionnelle, après avoir sillonné les campagnes polonaises en quête de talents. Il tombe sous le charme de Zula (Joanna Kulig), jeune femme de tempérament, à la voix angélique. Mais Zula ne serait pas de la campagne, et la rumeur court comme quoi elle aurait été emprisonnée pour avoir poignardé son propre père. Mais qu’importe, entre ces deux êtres liés par une passion commune pour la musique, un lien profond les unis dans un contexte de propagande communiste, où les potentiels traîtres sont traqués comme du gibier. C’est ce qui les séparera une première fois, Viktor s’évadant de la Pologne pour gagner Paris. Dans un noir et blanc au format 1.33 qui prolonge la beauté picturale d’Ida, Cold War explore une relation amoureuse aussi passionnelle que tumultueuse. Le récit, tout en fragments, tout en éclats, saisit des instants clés, brisant toute linéarité dans un mouvement fluide, s’appuyant sur les genres musicaux abordés, de ces chants traditionnels au début du rock en passant par le jazz. Joanna Kulig y est véritablement impériale, apportant à Zula un détonnant mélange de force, de grâce et de mystère. Pawlikowski se penche sur les événements auxquels peut survivre l’amour dans un contexte sinistre, où chaque décision logique peut s’opposer aux élans du cœur, jusqu’à ce que ces derniers prennent le dessus dans un geste d’une pureté au romantisme inouï. Un film parfait pour débuter la journée, court et prenant, avec peut-être là une prétendante au Prix d’interprétation féminine en la personne de Joanna Kulig.

A 11h, le Théâtre Croisette accueille un premier long métrage, Joueurs de Marie Monge. La réalisatrice provoque une rencontre électrique entre deux acteurs, Stacy Martin et Tahar Rahim, pour explorer les paradoxes du cœur dans un univers vénéneux, celui des cercles de jeu. La fougue et le caractère explosif de Tahar Rahim s’oppose à l’innocence et au flegme de Stacy Martin. Elle s’appelle Ella et travaille dans le restaurant de son père. Il s’appelle Abel et s’impose comme serveur afin de voler la caisse dès sa première journée de travail. C’est ainsi qu’il entraîne Ella à une table de Punto banco, où une chance insidieuse sourit à la débutante. Naissance d’une relation mais aussi d’une addiction. Dès son générique, Joueurs montre du caractère, un style, qui trouve l’équilibre parfait entre une mise en scène sur le vif, en s’accrochant aux acteurs en caméra épaule, et une recherche esthétique qui tempère cette atmosphère, ce réalisme. Spirale infernale, Joueurs brille par ses interprètes, parmi lesquels on trouve aussi Karim Leklou. Jeu de hasard oblige, les gains sont suivis par les pertes, lourdes, les emprunts, lourds de conséquence. Ainsi, dans sa trajectoire, le film de Marie Monge devient une expérience quasiment physique, intense, dans laquelle les portes de sortie se referment violemment sur ses personnages. En nous plongeant dans un univers peu filmé en France, tout en se consacrant aux sentiments des protagonistes, la réalisatrice compose un thriller racé et percutant. Une vraie réussite.
A la suite de la séance, Marie Monge a répondu à quelques questions des spectateurs. L’échange est disponible ici : Marie Monge Q&A « Joueurs »

L’aventure du café continue sous un soleil de plomb aux abords du Grand Théâtre Lumière après un arrêt au stand Nespresso du palais. Il y a foule, les festivaliers recherchant des invitations bravent la chaleur avec leurs cartons en main, on y lit le titre d’un seul film tandis que les files d’attente s’allongent de part et d’autres de la croisette, Le livre d’image, nouveau long métrage de Jean-Luc Godard. Sa précédente réalisation était aussi passé par Cannes, Adieu au langage, avec un prix du jury ex-aequo avec Xavier Dolan et son superbe Mommy, célébrant ainsi un doyen et un jeune prodige du cinéma. Evidemment, Godard n’a pas fait le déplacement, et ce sont seulement les producteurs du film qui défilent sur le tapis rouge sur les coups de 16 heures. Dans la salle, il n’y a pas la même électricité que lors du dernier passage de JLG, bien que le même festivalier lança encore son « Godard forever » à l’extinction des lumières.
Godard ne se renouvelle plus dans sa forme, forme qui se montre de plus en plus détestable, dans un travail sur l’image qui vient saccager le travail d’autres cinéastes. Car comme le suggère son titre, Le livre d’image est une collection, d’images d’archive, de films et de reportage, que Godard exploite pour étayer sa pensée, sur l’occident et le monde arabe, sur les maux qui nous touchent, passant de l’holocauste au terrorisme contemporain. Les formats changent, le mixage sonore joue avec les nerfs dans une alternance de silence et de chaos où la voix off s’impose et s’éteint, s’impose et s’éteint, encore et encore. Il y a quelque chose de profondément déprimant dans ce travail de vidéaste expérimental, plus que de cinéaste expérimental, car les films n’y sont pas respectés, ils y figurent défigurés. Certains s’endorment, d’autres quittent la salle avant le terme, et d’autres encore, au bout du pénible voyage, exultent alors que JLG m’a plongé dans une triste torpeur.

Le dernier café de cette journée m’est servi après avoir donné mon avis sur Le Livre d’image à un membre de l’équipe Orange, qui accueille et aide les festivaliers de l’espace presse. Un café qui précède une scène surréaliste dans laquelle un festivalier américain, très âgé, annonce qu’on lui a pris sa veste ainsi que le chargeur de son ordinateur portable. Il y a une veste à une chaise qui ressemble à la sienne, mais qui appartient à quelqu’un d’autre. Quelqu’un reçoit un SMS : une festivalière a embarqué le fameux chargeur et se trouve en séance, elle pourra le rapporter deux heures plus tard… mais la veste, ça, non, elle n’est pas de cette affaire dont je ne constaterai pas la conclusion. Je trouve la force ou plutôt l’envie de conclure la journée avec un quatrième film, cette fois à la Semaine de la Critique, Diamantino, de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt. Cette satire suit le quotidien d’une star du football, Diamantino (Carloto Cotta), dont le rapprochement physique à la star portugaise du ballon rond Cristiano Ronaldo amuse d’emblée. Une star du football qui sera déchue le soir de la finale de la coupe du monde, manquant de marquer un pénalty qui aurait pu conduire les siens en prolongations. Ce penalty, il l’a raté alors que son agent de père est tué accidentellement par ses horribles sœurs jumelles, profitant du succès d’un frangin qu’elles martyrisent. Avant ce match, il avait découvert depuis son yacht ce que ce sont les réfugiés, ou fugiés, pour reprendre ses mots – le footballeur est ici dépeint comme l’ultime demeuré. Et ce sont ces éléments combinés qui l’ont conduit à perdre son mojo, cette illusion sur le terrain : Diamantino se voyait évoluer sur un nuage de coton rose où les autres joueurs sont des chiots géants déambulant avec leurs yeux doux. Si l’absurdité et le surréalisme délirants s’avèrent parfaits au début du film, le concept expose très vite ses faiblesses avec son complot gouvernemental, entre clonage et sortie de l’Union européenne. Le problème est que tous les curseurs sont poussés à fond, anéantissant alors la dimension comique pour collectionner les scènes pathétiques, abusant de la stupidité du protagoniste. C’est regrettable car il y avait à la base la possibilité d’explorer le monde du football au format superstar dans un cadre unique, mais les ingrédients de la satire, manipulés sans précaution et avec une mise en scène hasardeuse, conduisent à un OVNI aussi indigeste que les gaufres chantilly-nutella que chérit Diamantino.

Arnaud Rebotini assure le son nocturne à la Villa Schweppes

La nuit, les cafés laissent place aux cocktails. Direction la Villa Schweppes en traversant le palais, lieu d’une quiétude fabuleuse alors qu’il n’y a presque plus aucun festivalier dedans, et que les rencontres inattendues restent possible. C’est ainsi que je tombe sur Pedro Almodovar avant de monter au Club Ka où la Villa Schweppes a encore élu domicile – cette année, une villa prépare les nuits avec des DJ sets dès 18h mais il est peu probable que je trouve le temps de m’y rendre. C’est Greg Boost qui est aux platines sur la terrasse avant que Bagarre n’occupe la scène avec leur style musical impossible à définir, mais dont le but est de secouer l’audience avec un flow souvent rappé. Les cocktails fusent comme les conversations animées – Godard, toujours ! – et c’est Arnaud Rebotini qui prend le contrôle de la salle suite à leur passage. Soudain, il fait résonner le tube remis au goût du jour par Kechiche avec Mektoub, my love – canto uno : You make me feel de Sylvester. On se croirait dans le film, mais surtout on pourrait déjà croire que l’aube va pointer son nez, il faut filer, le lendemain matin, enfin quelques heures plus tard, ce sera Jia-Zhang-Ke et toujours une belle histoire fusionnelle avec le saint café.

Article rédigé par Dom

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