Critique : La Passion de Dodin Bouffant

Trân Anh Hùng se voit couronné du Prix de la mise en scène au dernier Festival de Cannes, et il aura également l’honneur de représenter la France lors de la prochaine cérémonie des Oscars. Adaptation d’un roman de Marcel Rouff publié en 1924, La Passion de Dodin Bouffant entre dans la catégorie restreinte des films culinaires, mais ce n’est pas simplement de papilles dont il est question dans ce long-métrage délicat.

Volupté en cuisine

Comme dans un ballet parfaitement millimétré, Dodin Bouffant (Benoît Magimel) et Eugénie (Juliette Binoche) s’activent autour de casseroles et marmites, auprès de fourneaux d’une autre époque. Il y a de la précision dans chaque geste, de la passion à l’ouvrage, et déjà le sens du partage quand la jeune Pauline (Bonnie Chagneau-Ravoire) débarque inopinément. Lors de cette longue séquence d’ouverture, qui débouche sur un repas où la poignée de convives se régale de chaque mets, chaque vin, on peut se demander si Trân Anh Hùng ne va pas nous condamner à une sorte de film torture, que notre estomac soit vide ou au contraire plein, ou pire encore, si l’on a adopté un mode de vie vegan, peu compatible avec la gastronomie française à l’œuvre ici – hormis ce magnifique dessert, l’omelette norvégienne. Cinéaste aux gestes des plus délicats, avec par exemple L’Odeur de la papaye verte (1993) ou encore À la verticale de l’été (2000), Trân Anh Hùng célèbre évidemment la gastronomie française mais pour saisir bien plus que l’amour de « la bonne bouffe » : il met en exergue la passion de ces personnes qui la préparent, l’attention de celles qui la servent (Galatéa Belugi), le plaisir de ceux qui la dégustent, et aussi les sentiments qui lient ce gourmet renommé avec sa cuisinière.

L’harmonie que dégage ce film à la lumière orangée, caractérisée par une caméra en mouvement permanent, nous laisse rapidement entrevoir une rupture dans la douce routine à laquelle nous assistons : la fatalité viendra frapper prématurément. S’exprime alors un amour particulier, une forme de désir où la complicité entre deux êtres ne conduit pas tout à fait à la même vision de leur relation, de son avenir, mais sans briser les liens qui les unissent. Une vraie proposition philosophique sur la vie conjugale. Tout comme les détails qui font la réussite de chaque recette, de la plus complexe à la plus simple, c’est par de petites répliques, des jeux avec la lumière ou le hors champ que La Passion de Dodin Bouffant gagne en saveur. Juliette Binoche et Benoît Magimel y sont magnifiques, par leur complicité rayonnante ici et ce qui lie leurs personnages. Ce film épicurien éblouit aussi lorsqu’il sort de ses murs pour des scènes en extérieur sublimes, dignes du travail de peintres impressionnistes. À une époque où la nourriture s’est industrialisée à l’extrême, jusqu’à être livrée prête à être consommée sans le moindre effort – si ce n’est celui d’aller jusqu’à sa porte ? –, ce long-métrage débordant de bienveillance, consacré à l’art culinaire ainsi que la plus grande noblesse des sentiments, tient de la volupté la plus touchante.

Photos du film Carole Bethuel – 2023 CURIOSA FILMS – GAUMONT – FRANCE 2 CINÉMA