Le cinéma, l’autre victime d’Aurora

Le 20 juillet, à Aurora, dans l’Etat du Colorado, un jeune homme de 24 ans pénétrait dans une salle de cinéma pour y massacrer 12 spectateurs du film The Dark Knight Rises, et blesser 58 autres personnes. Dans un pays où, dans certains Etats, il est aussi simple d’acheter des armes à feu que des friandises – l’auteur de la fusillade avait commandé au cours des deux mois précédant son passage à l’acte environ 6000 cartouches –, où les tristes scènes de fusillades n’ont jamais cessé depuis le drame de Columbine en 1999, le cinéma est aujourd’hui pointé du doigt comme responsable de cette violence effroyable, allant jusqu’à conduire à la modification d’un film. Pourquoi s’attaquer à l’écran, miroir de la société ?


Heath Ledger, le Joker dans The Dark Knight

C’est le jeu vidéo qui a pour habitude de payer les pots cassés, triste bouc émissaire du comportement d’individus plongeant dans une ultra-violence qui ne vise à rien d’autre que d’ôter la vie dans une terreur aussi effroyable qu’imprévisible – mais est-ce vraiment toujours le cas ? Aujourd’hui, avec le drame d’Aurora, les Carmaggeddon, GTA et autres Call of Duty sont épargnés, puisque le tueur avait choisi pour cible une salle de cinéma diffusant en avant-première l’un des blockbusters les plus attendus de l’année. Peut-être que des consoles de jeu ont été retrouvées à son domicile, mais plus important dans cette affaire, il est certain que l’auteur du crime était fasciné par le Joker – il aurait déclaré à la police être le Joker ! -, personnage présent dans The Dark Knight, second volet de la trilogie Batman par Christopher Nolan. La fascination pour un personnage psychotique, violent et anarchique serait donc à l’origine du mal ? Il n’en faut guère plus pour que certains individus désignent le grand coupable derrière la tragédie, à savoir Christopher Nolan et ses films. De Following à The Dark Knight Rises, le cinéaste aurait-il fait l’apologie de la violence au point de pousser au meurtre ? L’interrogation est tout simplement ridicule, mais chez l’oncle Sam, le rang des accusés réserve souvent son lot de tristes surprises. L’un des survivants de la fusillade a porté plainte contre la salle de cinéma, la psychiatre du tireur – qui vraisemblablement, lui aurait fait part de ce qu’il allait faire, ou du moins, à l’un de ses collègues du service psychiatrique de l’université du Colorado -, ainsi que la Warner Bros, pour distribuer des films violents – que cette personne sage d’esprit visionne sûrement pour s’indigner de notre monde.

Lors des faits, la Warner Bros. a eu la décence et l’intelligence d’abandonner la promotion du film, mais le studio n’échappe pas à la tourmente, à cause d’une troublante coïncidence : Gangster Squad, film au titre assez explicite, présentait une scène de fusillade au travers d’un écran de cinéma dans sa bande annonce, alors retirée après le drame. Sous la relative (et supposée) pression de personnalités telles que l’hypocrite journaliste Nikki Finke – qui affichait la bande-annonce de Gangster Squad sur son site, avant le drame -, le studio prend la triste décision d’éliminer cette scène clé du film, obligeant à réunir de nouveau techniciens, auteurs et acteurs pour tourner des séquences de remplacement. Initialement prévu pour sortir à l’automne, ce film de Ruben Fleischer, avec Emma Stone, Ryan Gosling, Sean Penn et Josh Brolin, ne gagnera les salles qu’en 2013. L’écran-miroir est ainsi brisé suite à une polémique insensée et un choix anti-artistique du studio américain, dans une logique absurde qui mènerait à la condamnation/modification de la plupart des films.
Bien sûr, au-delà du miroir, le cinéma est le lieu d’expression des plus grandes vertus et des plus terrifiantes bassesses, le lieu de cristallisation des craintes, des désirs, des rêves et des fantasmes. Cet univers fantastique est-il capable de jouer une influence suffisamment puissante pour voir des individus transposer le reflet, le fantasme, dans la réalité ? Il est vrai que le pouvoir propagandiste du 7ème art a été tristement démontré au cours de sa courte existence, il est également vrai que certains assassinats, encore récemment – voir l’affaire Luka Magnotta –, ont épousé le modus operandi de tueurs du grand écran. Mais dans ces rares cas, le coupable n’aurait-il pas agit de toute façon, sans avoir absorbé et adopté le mal mis en scène par certaines oeuvres cinématographiques ?

Catherine Deneuve dans Belle de Jour

La question essentielle est simple : le cinéma, qu’il représente la vertu ou le mal, peut-il influencer directement le comportement des spectateurs ?
Balayage de quelques cas, au hasard :
Est-ce que Raging Bull de Martin Scorsese attise les violences conjugales ? Est-ce que Belle de Jour de Luis Buñuel incite à la prostitution ? Est-ce que Nostalghia d’Andreï Tarkovski nous détourne du péril nucléaire ? Est-ce que American History X a mis fin aux mouvements néo-nazis ? A priori, non.
Des répliques intègrent le vocabulaire courant, des modes sont parfois engendrées, un culte peut être voué, mais en aucun cas les films ne modifient la face du monde – ce qui est d’ailleurs regrettable pour certaines oeuvres visant à élever l’esprit, ou présentant un mode de vie meilleur que le nôtre. Il y a quelques jours, dans l’Isère, un drame survenu au sein d’un couple de retraités faisait directement écho au film couronné de la Palme d’Or cette année – je préfère ici ne rien préciser étant donné que ce film n’est pas sorti en salle, mais pour les curieux, voici un article détaillant cette affaire. Dans la logique de Warner Bros vis à vis de Gangster Squad, Les Films du Losange devrait abandonner la future exploitation de cette oeuvre – ou la modifier jusque dans ses entrailles. Pourtant, que ce film gagne les salles de cinéma ou non, des faits divers de ce genre se reproduiront, inéluctablement.
S’attaquer au cinéma à cause de cette tragique fusillade et mutiler un film est une grossière erreur (ou bien une grande preuve de naïveté), dans un pays qui ne sait enrayer les maux que provoque la vente libre d’armes à feu – une vente dont les chiffres ont explosé dans le Colorado suite au massacre, phénomène qui semblerait se produire après chaque fusillade de ce type. Pour nous, européens, la première étape qui pourrait mener à la raréfaction (voire l’extinction utopique) de ces drames, est relativement simple : il faudrait avoir le courage de réguler drastiquement l’accès aux armes, dans une contrée qui ne jure que par l’autodéfense grâce à la sacro-sainte arme à feu. Délicate affaire à l’aube des élections… Il faudrait également avoir le courage d’assumer les films produits, quoi qu’il advienne dans le monde réel.
Sale époque dans laquelle nous vivons, capable d’éclabousser le cinéma de sa crasse corrosive.

Article rédigé par Dom

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3 commentaires

  1. Si les réalisateurs doivent en plus censurer les scènes suceptibles de véhiculer une quelconque violence, donnons nous tous rendez vous sur Gulli pour la programmation ciné de l’an prochain.

  2. Si les réalisateurs doivent en plus s’auto-censurer sur les scénes censées véhiculées une idée de violence, donnons nous tous rendez-vous sur Gulli pour la prochaine programmation ciné…
    (Je ne sais pas si mon premier post a marché en fait…)

  3. Pourquoi s’attaquer au cinéma ? La télévision n’est pas mieux et les comics alors ? Bref, ce ne sont pas les médias qui véhiculent l’image de violence ou d’érotisme qui posent problème mais leur interprétation.

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