Cannes 2019 : un marathon d’amour

Quatrième journée du 72ème Festival de Cannes sous le signe du défi filmique, enchaîner cinq longs métrages. Un défi relevé avec succès, et qui a trouvé comme fil rouge entre toutes ces œuvres l’amour : celui d’une lycéenne pour un garçon éloigné dans Zombi Child de Bertrand Bonello, le coup de foudre entre un boxeur et une femme sous l’emprise des yakuzas dans First love de Takashi Miike, l’amour d’une mère scientifique pour son fils dans Little Joe, l’amour dans sa dimension masculine dans Douleur et Gloire de Pedro Almodovar et enfin un amour timoré et maladroit dans le film d’animation J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin. Cinq films sur trois sélections pour cinq réussites !

Découvrir un nouveau film de Bertrand Bonello suffit à trouver le courage pour sortir du lit après une nuit de 3 heures : cette année, mon lieu de résidence se trouve au-dessus d’un nightclub miteux qui semble ignorer toutes lois en matière de nuisances sonores. Nombreux sont les festivaliers partant à l’assaut de la Quinzaine des Réalisateurs pour découvrir Zombi Child, se positionnant dans une démarche opposée à celle de Jim Jarmusch en ouverture des festivités. Le cinéaste français revisite le mythe du zombie (ou du zombi) en profondeur à base de culture vaudou haïtienne. Le film débute sur l’île en 1962 pour tracer un pont jusqu’aux dortoirs d’un lycée catholique pour filles de nos jours. Intrigant par ses deux voies liées uniquement par l’arrivée d’une jeune haïtienne dans l’établissement où seules des filles de personnes distinguées de la Légion d’honneur ou de médailles militaires peuvent être admises, Mélissa (Wislandat Louimat), Zombi Child séduit par sa position immédiatement historique et politique. La notion de révolution y est abordée dès le premier cours d’histoire où l’on découvre un groupe de filles, une sororité, qui va accepter Mélissa dans ses rangs. Parmi ces lycéennes il y la rêveuse Fanny (Louise Labeque), qui se languit de son amoureux Pablo. Elle compte les jours qui la séparent du jeune homme avec la passion obsessionnelle d’un premier amour. A Haïti, plus de cinquante ans plus tôt, c’est le destin de Clairvius Narcisse qui se dessine, figure historique considérée comme un véritable zombie – et dont Mélissa est la petite-fille fictive. Avec ses comédiennes développant un bel esprit de groupe, le film plonge dans l’occulte, s’emparant d’une mythologie originelle délaissée par les films de zombie actuels tout en l’inscrivant dans un contexte contemporain. Les filles parlent de Damso, plaisantent sur la rapidité des zombies de films d’aujourd’hui, répondant à un monde où tout doit aller plus vite, et l’amour blessé de Fanny poussera la jeune femme à demander l’exécution d’un dangereux rituel par la tante de sa nouvelle amie. Avec une belle construction crescendo, ce singulier film de genre rend quelques beaux hommages au détour de certains plans, comme le fameux Carrie au bal du diable de Brian De Palma. Zombi Child séduit jusque dans ses séquences finales entêtantes : une nouvelle belle réussite de Bertrand Bonello.

Bonello, maitre des zombies

On prend le temps d’assister à la séance de questions et réponses en compagnie du cinéaste français avant de retourner immédiatement dans la file du Théâtre Croisette : nouvel événement immédiat puisque le nouveau film du prolifique Takashi Miike, First Love y est projeté et chose rare, le cinéaste japonais est présent à Cannes.

Image teaser de « First Love »

Si l’on devait mettre les ingrédients du nouveau film du prolifique cinéaste japonais Takashi Miike dans un shaker, il faudrait réunir : un jeune boxeur tout juste diagnostiqué d’une tumeur au cerveau inopérable, une jeune femme instrumentalisée par des yakuzas, un flic ripoux, des sacs de drogue, la mafia chinoise, de la baston, énormément de second degré et d’humour, le tout, servi ensuite dans un verre étincelant à l’esprit manga.First love est une véritable bombe, de la trempe des œuvres les plus folles de la carrière de Miike. Mais comment parvient-il à nous surprendre encore après tant d’années, tant de films ? Rappelons qu’à 58 ans, il compte 104 réalisations derrière lui – son secret, tourner parfois plusieurs films en parallèle, ce qui ne fut pas le cas pour celui-ci. Un génie capable de mélanger les styles, les genres, dans un même film. Ici le thriller, le drame, la comédie et l’action gravitent autour de la romance, grâce à la rencontre de Monika (Sakurako Konishi, superbe malgré son inexpérience), cette femme droguée et prostituée par les yakuzas afin de racheter la dette de son père et de Leo (Masakata Kubato), ce boxeur qui ne pense plus qu’à sa mort proche, élément qui lui donne des ailes en toute situation périlleuse. Avec des personnages hauts en couleurs, des situations grotesques et dantesques qui se succèdent sans jamais perdre de vue son beau duo au milieu du chaos, First Love brille par tous ses atouts et tout un savoir-faire développé au fil d’une carrière si riche. Merci pour tant de bonheur, M. Miike !

Joie infinie de pouvoir se trouver face au cinéaste japonais si rare car toujours derrière des caméras, accompagnée par la comédienne Masakata Kubato.

L’après-midi on retourne vers la compétition avec la séance de gala de Little Joe de Jessica Hausner. Dans ce film qui navigue entre drame paranoïaque et science-fiction feutrée, Alice (Emily Beecham), phytogénéticienne divorcée, s’inquiète pour son enfant, Joe (Kit Connor), qui grandit et souhaiterait vivre en compagnie de son père désormais. Il faut dire que la scientifique consacre énormément de temps à son travail, la création d’une plante, baptisée Little Joe, capable d’apporter une sensation de bonheur grâce à son pollen. Un miracle de la science qui pourrait révolutionner l’industrie des anti-dépresseurs. Oppressant dès ses premiers plans dans la serre, avec son générique cisaillant horizontalement l’image, Little joe s’attaque de façon implicite à des monstres tels que Bayer : il est possible qu’un virus ait muté, conduisant les personnes ayant inhalé le pollen à devenir « différentes » mais d’une façon insidieuse, presque invisible. Un comportement légèrement différent. D’où le sentiment de paranoïa : en apparence, rien ne changerait, si ce n’est une volonté de partager et protéger Little Joe. Jouant sur les nerfs de ses protagonistes, le film de Jessica Hausner, avec une photographie sublime, tout comme ses décors, explore autant les traits les plus néfastes du progrès scientifique tout en questionnant la capacité à se consacrer à son travail sans sacrifier les siens – liant finalement ce film à celui de Ken Loach découvert la veille. Placide et assuré, Little Joe offre de la matière à réflexion dans un écrin de luxe.

Quatrième étape avec Pedro Almodóvar : on connaît déjà la très bonne réputation de Douleur et Gloire, en salle en Espagne depuis plusieurs semaines et déjà découvert par de nombreux journalistes français. Certains lui consacrent déjà la Palme d’or si convoitée tout au long de sa carrière, c’est sa sixième présence en compétition à Cannes. Dans ce film, le cinéaste espagnol confie sa vie à Antonio Banderas pour une thérapie autobiographique, revenant sur sa découverte du désir pour un homme jusqu’à son addiction à l’héroïne pour se protéger de douleurs physiques. Pour les séquences de son enfance, il confie le rôle de sa mère à Penélope Cruz, toujours aussi éclatante face à son regard. Pansant les maux de son passé, Almodóvar signe une œuvre très personnelle, animée par les douleurs infligées par son corps mais aussi celle de son cœur. Le film est touchant et réussi, mais personnellement, je ne le vois pas glaner la récompense des récompenses cannoise. Antonio Banderas prend par contre une belle option sur le Prix d’interprétation masculine. Vous pouvez vous forger votre opinion dès à présent puisque le film sort simultanément dans les salles de cinéma françaises.

Le marathon cinématographique touche à sa fin au Miramar pour l’ultime séance de la journée de J’ai perdu mon corps de Jérémie Clapin, adaptation du roman « Happy hand » de Guillaume Laurant. Ce film d’animation débute en suivant l’évasion d’une main sectionnée d’un frigo où elle était conservée. On pense à La Chose de la Famille Addams mais cette œuvre ne joue pas sur l’humour macabre mais la fibre émotionnelle, l’aventure étonnante et pleine de dangers de l’être aux cinq doigts est entrecoupée par les souvenirs de sa vie d’antan, quand elle était encore rattachée au corps de Naoufel. Un jeune homme plutôt maladroit, solitaire, et qui, par son job de livreur de pizza, fit la rencontre de façon particulière avec une cliente, Gabrielle. Sous le charme de cette inconnue, Naoufel tente justement de prendre son destin en main, d’écarter sa maladresse pour trouver la force de façonner et de travailler le bois. Ici, l’histoire d’amour peine à se déclarer, à prendre son élan, son envol, et c’est une infinie mélancolie, se déployant aussi grâce à la musique de Dan Lévy, qui caractérise cette histoire hors-norme, louvoyant entre lumière et ténèbres. Un film d’animation de caractère, en salle le 6 novembre 2019.

Missions accomplie. Cinq films, sans fléchir, sans somnoler, et retour sur une croisette toujours aussi terne bien que plus peuplée. Devant le Carlton, je croise Pedro Almodóvar mais je peine à trouver quelques mots en espagnol pour échanger avec le cinéaste. Foutue fatigue, tout de même. Et puisqu’il n’y a guère d’activités en dehors des soirées de film, c’est sur mon lit positionné quelques centimètres au-dessus d’enceintes de mauvais goûts que je me jette en quête d’un repos pour un week-end toujours chargé en films. Quand on aime, on ne compte pas.

Article rédigé par Dom

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