Cannes 2018 : le temple Lumière

On entame la deuxième partie du festival de Cannes en campant dans le temple du Grand Théâtre Lumière pour quatre films de la sélection officielle, Le Grand Bain (hors compétition), Asako et un des films événements de cette édition, The House that Jack built de Lars Von Trier, de retour hors compétition. Le lendemain midi, c’est le fabuleux BlacKkKlansman – image ci-dessus – de Spike Lee qui a été découvert.

Gilles Lellouche est de retour derrière les caméras avec Le Grand Bain, comédie dans laquelle il plonge dans le monde de la natation synchronisée masculine avec un groupe composé notamment de Mathieu Amalric, Benoît Poelvoorde, Philippe Katerine, Guillaume Canet et Jean-Hughes Anglade. Côté entraînement de ces gaillards loin des corps athlétiques que réclament la discipline, Virginie Efira et Leïla Bekhti assurent le poste à la perfection. Tous les hommes de la bande campent des losers magnifiques, parce qu’ils ont des soucis professionnels, familiaux ou sentimentaux. La nage synchronisée est une sorte de refuge pour ces amateurs qui vont rêver de professionnalisme et d’une compétition mondiale. Ce qui marque d’emblée, grâce à une première séquence énergique et inspirée, c’est le style que déploie Lellouche. C’est une comédie avec un vrai travail des cadrages, de la lumière, loin du standard des comédies populaires françaises aujourd’hui. C’est déjà un premier plaisir avant même de rencontrer tout le groupe, où les personnages barrés se concurrencent, entre le vendeur de piscine au bord de la faillite de Poelvoorde et le puceau timide devant l’éternel de Katerine : le spectateur est servi en matière de situations cocasses. Bien que la trajectoire empruntée par ce feel good movie s’avèrent assez classique, et qu’on regrette l’absence totale de traitement de certains personnages, Le Grand Bain tient son numéro humoristique, où l’amitié est mise en avant, jusqu’au bout. Un vrai remède à la gueule de bois qui atteint désormais une majorité des festivaliers, du moins, ceux dont les nuits sont écourtées par les soirées se multipliant tout au long du festival.

A 16h, le japonais Ryûsuke Hamaguchi monte les marches avec son équipe pour présenter Asako I & II, en compétition officielle. Ne comprenant pas toujours l’attribution des places presse en fonction des séances, j’ai la surprise de me retrouver placé en orchestre, non loin de l’équipe, alors que je suis en sweat capuche, météo capricieuse oblige. Un peu de gêne donc au milieu des nombreuses tenues de soirées, qui ne sont pas obligatoires pour les montées des marches de l’après-midi…
Le film débute par un coup de foudre. En pleine rue, Asako (Erika Karata) et Baku (Masahiro Higashide) viennent tout juste d’échanger leurs prénoms qu’ils s’embrassent avec passion. Une histoire d’amour que voit d’un mauvais œil une amie d’Asako. Un jour, alors qu’il part acheter des chaussures, Baku ne reviendra jamais. Quelques années plus tard, Asako est troublée par sa rencontre avec Ryôhei, qui ressemble à celui qui l’a quittée si subitement – et qui est toujours interprété par Masahiro Higashide. C’est un curieux film que livre Hamaguchi, par sa placidité et sa rigueur, tout en laissant place à un peu de poésie, mais surtout en dépeignant un quotidien plat, la seule donnée venant troubler Asako étant l’ascension de Baku comme mannequin. Par la versatilité psychologique et sentimentale de sa protagoniste, le film finit par rompre les ponts avec la réalité, au point qu’on pourrait se demander si tout ne serait pas un simple rêve ou un fantasme. Sans être désagréable, le film trouble sans susciter de passion, alors que c’est bien le cœur d’Asako I & II.

L’équipe du film Asako gagne la terrasse presse du 4ème étage pour être interviewée par la presse japonaise. Malgré le froid et toujours un ciel menaçant, l’endroit est parfait pour écrire – car oui, hélas, je n’ai pas encore trouvé de méthode pour publier directement mes pensées ici, ce qui me permettrait de voir encore plus de films. Certains collègues et camarades tentent la première projection du film de Spike Lee, BlacKkKlansman. Estimant avoir une chance infime d’entrer en salle Debussy ou Bazin, je préfère partager un apéro en attendant une nouvelle file d’attente pour la projection de Climax de Gaspar Noé, et puis, un coup de fil change la donne : on m’a gentillement mis de côté une invitation pour découvrir en séance de gala The House that Jack built de Lars Von Trier. Je saute dans une chemise blanche, attrape un nœud pap et direction le Grand Théâtre Lumière, que l’équipe de Spike Lee s’apprête à quitter, sous un tonnerre d’applaudissements.

Accompagné par deux acteurs de son film, Matt Dillon et Bruno Ganz, Lars Von Trier semble avoir pris vingt ans depuis son précédent passage à Cannes, avec Melancholia en 2011. Suite à ses déclarations douteuses sur le nazisme et Hitler, le cinéaste danois avait été déclaré persona non grata jusqu’à présent, pour revenir hors compétition. En prenant place, c’est d’ailleurs le chiffre 7 qu’il forme avec ses doigts, alors qu’il est reçu sous des applaudissements nourris. Désormais sur le banc des réalisateurs au comportement scandaleux suite à de récentes déclarations de Björk, harcelée sexuellement lors du tournage du palmé Dancer in the dark, l’oeuvre sulfureuse du danois prend toujours le pas sur l’homme…

Dans la parfaite continuité du diptyque Nymphomaniac, The House that Jack built étudie la figure du tueur en série, en la personne de Jack (Matt Dillon). L’action se déroule aux Etats-Unis dans les années 1970 et c’est un récit qui s’appuie sur un échange, en voix-off, entre Jack et M. Verge (Bruno Ganz), en route pour un lieu inconnu. Jack raconte ses méfaits, « 5 accidents » pour bien plus de victimes. Portrait d’un psychopathe, The House that Jack built concentre toutes les approches formelles de Lars Von Trier, d’une caméra épaule nerveuse à des plans au ralenti ultra stylisés, comme des tableaux vivants. Et cette forme est au service d’un récit des plus malsains, pervers et sadiques, au cours duquel Jack aborde le meurtre autant comme un besoin et un art, art développé au travers de l’Histoire avec certains dictateurs – comme Hitler, bonjour le niveau de provocation ! L’humour (noir) est toujours présent, et ce, dès le premier assassinat d’une femme en panne de voiture, jouée par une Uma Thurman qui plaisante sur le fait qu’elle est peut-être montée à bord de la voiture d’un tueur sanguinaire… Dès le 3ème accident, une belle poignée de spectateurs abandonne cette étude, aux images parfois terribles, aux séquences si lourdes puisque nous vivons le jeu vicieux de Jack dans ses moindres détails et dans toute sa temporalité. En tueur obsessionnel, Matt Dillon excelle, présentant divers visages au cours de ce voyage au plus profond des ténèbres et de l’âme humaine, pervertie au plus au niveau.
Là où le film surprend au-delà de son postulat est lors dans son épilogue qui touche à la mythologie allemande, on pense à Faust – Goethe étant cité pour un autre fait, lié aux camps de concentration. En certains points ésotériques, le nouveau long métrage de Lars Von Trier est un fascinant cauchemar qui préservera quelques secrets jusqu’à un nouveau visionnage. C’est l’oeuvre d’un cinéaste terriblement noir, dont le geste artistique touche au génie.

Suite à la séance, j’ai la chance de retrouver Stacy Martin, révélation de Nymphomaniac pour évoquer Joueurs dans lequel elle joue, mais surtout de parler du film que nous venons tout juste de découvrir. Des retrouvailles étincelantes pour gagner un peu de repos, en se privant de toute soirée.

Le lendemain midi, ultime séance de BlacKkKsman de Spike Lee au Grand Théâtre Lumière. Ce biopic se déroulant en 1957 à Colorado Springs suit Ron Stallworth (John David Washington), premier afro-américain à rejoindre les rangs de la police alors que le racisme gangrène profondément le pays. D’abord employé aux archives, sa détermination va le conduire rapidement dans une opération d’infiltration parmi les activistes noirs, afin de prévenir tout attentat. Une infiltration qui va conduire son coéquipier Flip Zimmerman (Adam Driver) à infiltrer avec le nom de Ron – délicieuse duperie au téléphone qui donnera lieu à de nombreuses scènes fantastiques, échanges racistes totalement surréalistes – les rangs du Ku Klux Klan, qui, en plus d’avoir les noirs dans leur viseur, détestent aussi les juifs. Spike Lee joue sur tous les tableaux pour évoquer le clivage racial et religieux il y a plus de 60 ans, ciblant dans ce geste la politique actuelle de Donald Trump. Entre le polar à la sauce sixties et la comédie US contemporaine, BlacKkKsman déploie un récit passionnant, qui dénonce le suprémacisme blanc avec un humour dévastateur. John David Washington en est la véritable révélation. Le combat contre le racisme et pour la justice de Ron, ainsi que sa répartie et son sens du devoir en font un personnage terriblement attachant, tout comme Flip, souvent en péril auprès des membres aussi stupides que dangereux du KKK. Spike Lee y démontre toute sa science du montage dans une œuvre rythmée, énergique, et portée par des valeurs de paix essentielles, saluant un militantisme dénuée de toute violence – Laura Harrier en Présidente d’un mouvement d’émancipation des afro-américains se montre également excellente. C’est le film le plus riche découvert en compétition, celui dont la portée politique donne envie d’applaudir jusqu’à perdre l’usage de ses mains, et c’est à ce stade de la compétition celui qui pourrait recevoir une Palme d’Or étincelante, symbole de paix et doigt d’honneur adressé à l’extrême droite, d’Amérique et ailleurs.

Prochain article entièrement consacré à un film événement du 71ème Festival de Cannes, Solo : a Star Wars story de Ron Howard.

Article rédigé par Dom

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