Critique : Victoria

Encensé par Darren Aronofsky lors de son passage à la Berlinale, où il empoche l’Ours d’argent, le thriller de Sebastien Schipper attise les curiosités par son dispositif : le film est un plan-séquence unique de plus de deux heures. Un pari sur l’immersion pas tout à fait convaincant.

Séquence d’after

Le plan-séquence est en quelque sorte la prouesse ultime au cinéma. Sauf dans le cas d’un plan fixe, le plan-séquence demande une technique et une préparation irréprochables, car plus il dure, plus il y a d’éléments qui pourront mener à l’échec de la prise, que ce soit du côté de la caméra, du son, des comédiens et éventuelles cascades. Grâce à l’absence de coupe, l’immersion du spectateur est décuplée – bien que l’on puisse aussi être plongé au cœur d’un film sans ce dispositif –, l’expérience du temps épouse aussi celle des personnages. Indénombrables sont les films ayant recours à un ou plusieurs plans-séquences, moins nombreux sont ceux composés uniquement d’une poignée de plans-séquences, et rares sont ceux à viser l’exploit du film plan-séquence, qu’il soit réel ou simulé par quelques coupes discrètes – cet article référence plusieurs cas notables de ces trois catégories.

Sur le plateau de La Corde d'Alfred 'Hitchcock

Sur le plateau de La Corde d’Alfred ‘Hitchcock

En 1948, Alfred Hitchcock voulait réaliser avec La Corde un film en un unique plan, mais les limites techniques avec les magasins de pellicule l’ont contraint à faire des prises de 10 minutes, reliées par de judicieux raccords donnant l’illusion d’un seul plan. Récemment, grâce aux avancées en matière de cinéma numérique, Birdman d’Alejandro González Iñárritu réussissait à suivre un acteur de Broadway sur plusieurs journées en dissimulant parfaitement ses coupes. Si ces deux œuvres offrent en effet une expérience très immersives, des films plus découpés tels que Gravity ou Les Fils de l’homme s’avèrent tout aussi immersifs, et des plus impressionnants. Et comment ne pas être soufflé par la force esthétique de Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov, composés de plans-séquences à la mise en place impensable pour l’époque et qui n’ont rien perdu de leur éclat ? Le plan-séquence, savamment exploité, constitue à lui seul un événement à part entière dans le film. Victoria, reposant uniquement sur la proposition du plan-séquence, manque le coche en négligeant l’esthétisme et la narration.

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Dans le film en plan-séquence unique d’Alexandre Sokourov, L’Arche Russe, il y a une proposition esthétique forte, absente de Victoria qui se contente de suivre ses acteurs au nom de l’exploit avec un style très direct. Lorsque la caméra se retrouve à suivre les comédiens en vélo, à grimper des escaliers ou à bord d’une voiture où le noir peut envahir le cadre, le dispositif explose aux yeux du spectateur. La performance expose ses faiblesses, ses limites, ses points où la coupe est finalement attendue. Heureusement que pour tenir le projet, les comédiens s’avèrent convaincants, notamment le duo principal, Victoria (Laia Costa) et Sonne (Frederick Lau). Le film débute au bout de la nuit, Victoria, une jeune espagnole, s’apprête à quitter une boite de nuit pour ouvrir le café où elle travaille depuis peu à Berlin, mais un groupe de jeunes éméchés l’invite à prolonger la soirée. Errances nocturnes où plane le soupçon d’un mauvais coup à l’encontre de la candide jeune femme, oiseau fragile au milieu d’un groupe légèrement interlope. Déjà à ce stade, Victoria montre ses problèmes de rythme et de fond. Certes, cela ressemble à une véritable et pénible fin de soirée, développant les liens entre les deux protagonistes pour mener à la deuxième partie plus rythmée et quelque peu rocambolesque, mais l’argument du temps réel n’est plus qu’un écran de fumée.

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Si Sonne et sa bande n’auront pas de mauvaises intentions envers Victoria, ce sera pour la conduire dans un braquage dont la rencontre avec les commanditaires saute joyeusement dans des clichés oubliés – un parking avec des hommes armés, contraignant l’équipe à réaliser le braquage tout en leur fournissant des armes. Encore une fois, le dispositif du plan-séquence tente d’arrondir les angles, cette fois à l’adrénaline et avec un certain succès. Grâce à quelques décisions stupides de la part des allemands, Victoria intensifie même ses dernières minutes, gagne un peu en émotion. Un jour nouveau débute et l’expérience exceptionnelle attendue, étrangement saluée à Berlin, ne dépasse guère la curiosité conceptuelle. Dans cet after berlinois, Sebastien Schipper démontre qu’un argument de mise en scène, au nom de l’immersion, ne suffit pas à alimenter l’essence d’un récit. D’ailleurs, des films comme Enter the void ou Love de Gaspar Noé ne se montrent-ils pas bien plus immersifs, plongeant le spectateur au cœur de leur histoire au travers d’une mise en scène et d’une photographie nettement plus complexes ? La belle découverte du film, c’est Laia Costa, que l’on espère retrouver dans une œuvre plus solide, où elle pourra toujours exploiter sa sensibilité et sa spontanéité, et cette fois, d’un plan à l’autre.

Remerciements : Allociné pour la projection dans le cadre du Club 300

2.5 étoiles

 

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Victoria

Film allemand
Réalisateur : Sebastien Schipper
Avec : Laia Costa, Fredrick Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit
Scénario de : Olivia Neergaard-Holm, Sebastian Schipper, Eike Frederik Schulz
Durée : 140 min
Genre : Thriller, Drame
Date de sortie en France : 1er juillet 2015
Distributeurs : Jour2fête / Version Originale / Condor

Bande Annonce (VOST) :

Article rédigé par Dom

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2 commentaires

  1. Bravo pour le brief historique du plan séquence (L’allusion à « L’Arche Russe » d’Alexandre Sokourov calme le jeu tout de suite) Dans le cas de Victoria, le défi technique pour le défi technique me fait craindre encore un truc branchouille ayant besoin d’un parti-pris de pure forme pour pouvoir exister…
    Bon, j’essaierai quand même d’aller le voir sans aprioris (mais ça va être difficile après t’avoir lu)

  2. Très bon, mais si techniquement rien à redire on a bien du mal à s’attacher à ses bas de plafonds cassos et à une fille assez stupide et naïve…

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