[Critique] Le Cheval de Turin (Béla Tarr)

Béla Tarr ne réalisera plus de films. Jamais. C’est ce qu’il a déclaré après avoir achevé Le Cheval de Turin, couronné de l’Ours d’argent au Festival de Berlin 2011. Cet ultime long-métrage prend racines dans une troublante anecdote : à Turin, en 1889, Nietzsche enlaça un cheval d’attelage épuisé, refusant d’avancer sous les ordres et coups du cocher. Suite à cet événement, le philosophe sombra dans la folie pour mourir dix ans plus tard. Béla Tarr et le scénariste László Krasznahorkai nous présentent le destin qu’ils ont imaginé à l’animal qui ne fut plus revu après cet étrange incident.

Lente agonie

Suite à l’anecdote historique, narrée sur un noir abyssal, le spectateur découvre ce cheval, magnétisant la caméra, comme si le mystère pouvait être percé du regard, de la capture d’un détail particulier, mais rien ne semble anormal dans l’apparence de cet équidé qui ramène le cocher vieillissant à sa ferme. En ces précieux instants de découvertes des lieux, une ferme isolée, et des personnages, un vieil homme barbu, au bras gauche paralysé, et sa fille enguenillée, à l’âge incertain, il est impossible de se douter que Béla Tarr conte ici la fin des temps. Une Apocalypse lente et insidieuse, à l’opposé des fracas américains soufflant la vie en instant, ou même du stylisé Melancholia de Lars Von Trier, malgré que ces deux longs-métrages partagent la même immobilité spatiale. A la fois fascinante et éprouvante, la répétition de rituels du quotidien, à la monotonie moribonde, plonge le spectateur dans une stase effroyable, un état renforcée par une mise en scène radicalement épurée et contemplative. Le Cheval de Turin se compose de très peu de plans, essentiellement tournés à la steadicam et sans aucune coupure temporelle de l’action, le moindre acte – s’habiller, prendre de l’eau au puits, manger – étant restitué dans sa « réalité temporelle » pour citer le cinéaste.

Poussé à son paroxysme, le non découpage du temps engendre l’étrange sensation de vivre chaque journée dans son intégralité, comme si la seule ellipse provoquée par le montage se déroulait la nuit, liant le coucher au réveil. Vivre est un terme qui semble galvaudé tant ces personnages voient leur existence dictée par les aléas de la nature, de la contingence, et surtout de ce cheval qui, une fois attelé, refuse d’avancer. Car dans ce film mutique et agreste, au noir et blanc aussi sublime que désespérant, où un vent hivernal semble balayer la vie vers un gouffre sans fond, les êtres sont confrontés de plein fouet à la vacuité de l’existence, à un tourment qui leur échappe, révélé dans le long monologue d’un étranger venu se procurer de l’eau-de-vie. L’Homme est incapable de préserver ce dont il s’empare : il souille, tout. C’est dans une détresse silencieuse et inéluctable que baigne Le Cheval de Turin, car bien que les maux soient désignés, aucune issue n’est entrevue.

Les tâches du quotidien ne cèdent place qu’à l’attente mortifère, auprès d’une fenêtre offrant un spectacle sur une nature désolée, un arbre pétrifié, surplombant une colline qui obstrue tout horizon, toute échappatoire. Dans l’inlassable répétition des motifs, le cinéaste hongrois développe l’espace, embrasse toute la gestuelle de ses acteurs – magnifiques –, car bien que les journées s’avèrent identiques, à quelques changements mineurs près, nourrissant la décrépitude, les perspectives sont toujours différentes, la caméra offre toujours un regard nouveau sur l’habituel. Une symphonie funeste et lancinante, comme un hurlement de douleur échappé des tréfonds de l’âme, accompagne et alimente cette lente et singulière agonie, unique alternative aux bourrasques d’un vent si délétère que l’on finit par accepter le confinement entre les pierres, le renoncement ultime qui associe fin du monde et fin de carrière. Cinéaste majeur et hors norme, Béla Tarr tire sa révérence dans une coda à l’affliction si maîtrisée qu’elle impose le respect. Un film terrassant, âpre, prégnant et redoutable.

4 étoiles

 

Le Cheval de Turin

Film français, suisse, hongrois, allemand
Réalisateurs : Béla Tarr, Ágnes Hranitzky
Avec : János Derzsi, Erika Bók, Mihály Kormos
Titre original : A Torinói Ló
Scénario de : Béla Tarr, László Krasznahorkai
Durée : 146 min
Genre : Drame
Date de sortie en France : 30 novembre 2011
Distributeur : Sophie Dulac Distribution

Bande Annonce :

Article rédigé par Dom

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6 commentaires

  1. Comme j’éprouve une grande admiration envers l’écrivain Krasznahorkai et que je suis rarement déçu par les distinctions berlinoises, je suis bien tentée… mais je crois que je vais attendre le printemps tout de même ! Merci pour ce belle recommandation que je note (pour le mois d’avril prochain donc… car faut savoir ménager sa monture).

  2. (cette interface intègre des fautes d’accord que je n’ai pas commises !)

  3. Il faudrait que j’installe un plugin pour éditer ses commentaires, mais j’ai malheureusement de moins en moins de temps à consacrer à l’entretien du site. C’est un film qui peut-être très dur, surtout l’hiver. Cure de vitamines ou une vie sentimentale au top sont recommandées 😉

  4. Cure de vitamines, ça, c’est fait. Mais & donc, je vais bel et bien attendre le printemps ! 😉

  5. « terrassant », oui c’est le mot… un chef d’oeuvre épuisant, en somme ! 🙂

  6. Le cheval de Turin : Béla Taar et le refus
    ________

    Pour la petite histoire, face au grand artiste qu’est Béla Taar, Le cheval de Turin a pour origine un incident qui bouleversera la vie d’un certain Friedrich Nietzsche : le 3 janvier 1889, alors qu’il effectuait un trajet en calèche, le cheval a cessé d’avancer. Incapable de le remettre en marche, le cocher a battu la bête, ce qui suscita chez le philosophe un élan de compassion. Nietzsche se pendit au cou de l’animal et passa ensuite les dix dernières années de sa vie dans un état de démence.

    De là à penser que Béla Tarr, présent ce jour-là, n’aura trouvé rien de mieux que de rentrer avec ce cheval et son cocher jusqu’à cette ferme isolée, un arbre mort battu par une tempête du diable, un père taiseux et sa fille, une charrette et ce même cheval qu’on attellera puis détellera, une fois, dix fois… avant de renoncer…

    Grande est la tentation !

    Film frugal tout comme le repas qu’un père et sa fille partageront jour après jour – des pommes de terre cuites à l’eau -, tandis que dans la grange, plus qu’une bête, un cheval refusera bientôt toute nourriture ; et à propos de cet animal, on sera tenté de se dire que si ce cheval avait eu le don de la parole, nul doute, c’est sans un mot qu’il aurait mené sa vie.

    Cinéaste au rythme cardiaque très lent, cinéma en apnée car, si d’aucuns savent retenir leur souffle, d’autres savent retenir le temps comme personne, tout comme cette musique musclée – organum et cordes dans le grave -, véritable bombe à retardement lancinante et récurrente (en do mineur), destinée à porter et à accompagner 30 plans-séquences de cinq minutes chacun, plans que d’aucuns qualifieront de contemplatifs, d’autres, moins compréhensifs ou pusillanimes, d’interminables…

    Ces plans trouvent pourtant leur raison d’être, leur force, leur efficacité, leur caractère aussi rare que précieux (comme chacun sait, le cinéma ce n’est pas ce qui nous est montré mais ce qui nous est révélé !) dans le fait que, tous, sans exception, forcent le spectateur à quitter l’image et l’écran pour rentrer dans lui-même et y poursuivre deux heures et demie durant, même et surtout somnolent, sa propre œuvre que devient alors sa vie pour le temps qu’il lui est donné d’être le spectateur de Béla Tarr.

    Pour cette raison, Le cheval de Turin se rêve autant qu’il se voit. Aussi, et vraiment ! on peut affirmer qu’avec le cinéma de Béla Tarr c’est autant le spectateur qui fait le film que le réalisateur. Et nous devrions tous demander à partager avec lui l’Ours d’argent que le film a reçu à l’occasion du dernier festival de Berlin.

    Artiste d’une radicalité qui n’a besoin ni de discours ni de justification, fascinés nous sommes face à la volonté de fer de ce réalisateur pour lequel aucun compromis n’est une option ! Et si au cinéma le noir-et-blanc reste bien le choix de ceux qui ont encore quelque chose à dire, la couleur, celle de l’industrie cinématographique, avilissant tout ce qu’elle touche et recouvre…

    Le cheval de Turin restera un gigantesque bras d’honneur adressé à cette modernité cinématographique imbécile et veule, film après film – un film chassant l’autre -, d’un Béla Tarr ennemi public numéro un de tous ceux qui ont la faiblesse, la bêtise ou la naïveté de penser que le cinéma n’est qu’un divertissement.

    Mais alors… qu’ils passent donc leur chemin ! Car quelque part, dans une province hongroise, on attend les plus exigeants d’entre nous.

    ***

    Après le passage d’un groupe de tziganes que personne n’a invité, chassé à la hache, l’eau du puits s’est tarie, la tempête s’est tue, le soleil a fondu et l’aube ne s’est plus levée, une lampe à pétrole, au réservoir pourtant plein, refusant définitivement d’éclairer la demeure d’un père et de sa fille – une seule pièce commune pour tout lieu de vie -, et bientôt par voie de conséquence, l’écran : plus de lumière, plus de cinéma !

    Béla Tarr écrase tout sauf le spectateur, et longtemps on pourra se demander avec lui qui n’en a aucune idée aujourd’hui encore, et même après plus de dix films, quelle peut bien être l’origine (quelle scène primitive au traumatisme fondateur ?) d’un tel parti-pris artistique, d’un tel refus proche d’un Bartleby, obstiné et têtu, d’une telle démarche hors du commun des pauvres mortels que nous sommes, et lui avec nous.

    Même si une réponse semble s’imposer…

    A l’origine de cette radicalité sans doute trouvera-t-on le refus (encore le refus !) d’un monde dans lequel il n’est plus possible de vivre sans tuer l’autre ou dans le meilleur des cas, sans pourrir irrémédiablement la vie de son voisin avant de ruiner sa vie propre dans une lutte acharnée et cruelle pour une survie qui n’est déjà plus une vie mais un commencement de mort lente et sinistre.

    Et si l’on tend l’oreille, on pourra très certainement entendre de la voix de Béla Tarr un : « Ce sera sans moi ! ». En effet, Le cheval de Turin est l’ultime film d’un cinéaste qui abandonne le cinéma.

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