[Critique] The Master (Paul Thomas Anderson)

the master

Cinq ans après le monumental There will be blood, Paul Thomas Anderson revient avec une oeuvre troublante, continuant de confirmer, film après film, son statut de cinéaste génial. Porté par deux acteurs formidables – récompensés à Venise, tout comme le réalisateur –, The Master se montre délicat et passionnant.

Baratin psychanalytique

Vision folle et hallucinante, Joaquin Phoenix, en marin amaigri répondant au nom de Freddie Quell, simule la pénétration d’une femme de sable sur la plage, au milieu de ses camarades d’abord amusés, puis déroutés. Mais derrière ce geste dérangé repose probablement le plus important : un manque, affectif, souligné par ce plan le montrant allongé paisiblement près de cette poitrine. Avec sa posture étrangement cambré, sa bouche fuyant la symétrie faciale, son obsession pour le sexe et son alcoolémie redoutable, Freddie ressemble à un chien fou, enragé, qui bientôt, trouvera un maitre. Nous sommes à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et comme de nombreux soldats, Freddie va retrouver le monde civil accablé par des troubles d’ordre psychologique. Les premières minutes de The Master baignent dans une étrangeté fascinante, confinant au songe, alimentée par la bande originale fantastique de Jonny Greenwood – seconde collaboration avec Anderson –, nappes de violons voguant sur une partition évanescente, douce, mais qui révèle, ça et là, une forme oppressante. Des plans d’ouverture digne d’un éveil lumineux au milieu de l’océan au petit studio de photographie de Freddie, le spectateur est maintenu dans un état d’indétermination, grâce au vagabondage constant du protagoniste, dont l’intégration sociale semble impossible – et ce n’est pas ses détonants cocktails à base de diluant et autres produits peu recommandable à la consommation que sa condition pourrait s’améliorer.

the master adams hoffman

The Master affiche une audace remarquable, notamment dans sa narration décousue et ses violentes variations rythmiques : passée la rencontre entre Freddie et Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman) sur un navire en direction de New York, le récit abandonne son étrangeté pour jouer cartes sur table. Il est question d’un mouvement sectaire, dont certains rapprochent la fiction au réel, mettant en parallèle l’émergence de La Cause de Dodd avec la scientologie – le cinéaste dément sans réellement réfuter. Lancaster, à la tête de cette famille – liens du sang et liens du culte compris –, devient le maitre de Freddie, sujet le captivant et pour lequel il semble développer une réelle sympathie. Entre cet homme et cet animal – terme clamé par Dodd à de nombreuses reprises –, la laisse sera la psychanalyse, proche des travaux de Jung et Freud brillamment mis en scène par Cronenberg dans A Dangerous Method, mais qui prendra un caractère bien plus saugrenu : orateur génial, Lancaster tient du charlatan jamais à cours de grandes théories sur l’esprit, la guérison de l’âme et d’anecdotes sur les trous temporels. Affranchi d’une mise en scène sous l’influence directe de Martin Scorsese depuis There will be blood, Paul Thomas Anderson déploie un style moins riche en mouvement – si ce n’est dans les courses et accès de violence de Freddie –, exploitant une logique de champ-contrechamp efficace grâce à ses acteurs habités – fascinante première séance entre Freddie et Dodd – mais aussi par des subtilités dans le placement de ses personnages, comme la femme de Lancaster jouée par Amy Adams, entité mystérieuse dont les rares interventions s’avèrent d’une importance capitale dans la compréhension de ces personnages – et, dans une certaine mesure, chaque dialogue, même les délires de Dodd, semble constituer une pièce non négligeable de ce puzzle spirituel.

the master phoenix

Par la présence imposante de Philip Seymour Hoffman et son atmosphère, The Master pourrait se rattacher à un croisement entre le troublant Synecdoche, New York de Charlie Kaufman avec Punch-Drunk Love, centré autour d’un personnage socialement inadapté campé par Adam Sandler. Mais le film ne se réduit pas à ses deux figures centrales, ce mystique passionnant et ce fidèle violent aux sourires niais, dans une relation ambigüe, rapport quasiment filial ou véritable exploitation d’un sujet d’expériences, car derrière son étrange cheminement sur les voies de la guérison spirituelle, The Master parle des troubles sexuels et surtout de liberté individuelle. Rêverie mélancolique d’une époque où la guerre laissait place à de nouveaux horizons, sublimée par une photographie somptueuse et des chants d’outre-tombe, le film, malgré les frustrations qu’il provoque – dans l’immobilisme de sa seconde partie –, touche aussi par sa croyance dans la puissance des mots et de l’imagination. En écartant tout balisage entre le fantasme et la réalité, en plaçant un sens derrière des scènes et paroles qui, à priori, sont insensées, Paul Thomas Anderson livre son oeuvre la plus déroutante, inaboutie, mais au pouvoir de fascination rémanent. Matière à réflexion, comme le déclare Dodd.

4 étoiles

 

The Master

the master afficheFilm américain
Réalisateur : Paul Thomas Anderson
Avec : Joaquin Phoenix, Philip Seymour Hoffman, Amy Adams, Jesse Plemons, Laura Dern, Rami Malek
Scénario de : Paul Thomas Anderson
Durée : 144 min
Genre : Drame
Date de sortie en France : 9 janvier 2013
Distributeur : Metropolitan FilmExport


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Article rédigé par Dom

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8 commentaires

  1. Bravo et merci pour ce très beau résumé de film. Je vais aller au video shop pour louer le CD.

  2. Bonsoir Dom,

    Tout d’abord, j’avoue être d’accord avec ce que tu dis (je me permets de te tutoyer si ça ne dérange pas) à propos de ce film, notamment concernant la première partie entre les scènes sur le bateau et la réinsertion ratée de Freddie, qui constituent peut-être les scènes que je préfère, notamment les plans où il est allongé sur le haut du bateau, où l’on ressent le gigantisme du vaisseau … D’ailleurs l’image du navire, de la mer, du voyage (ou plutôt de l’errance) est très présente dans le film, et j’ai cette impression d’y voir une métaphore de l’isolation, de la solitude sur le navire de guerre, et qui devient l’enfermement de la « famille  » du maître dans leur « monde ». Je vais sûrement trop loin, mais ça m’a intrigué … En tout cas, je n’ai jamais cessé d’avoir l’impression que P.T. Anderson voulait peut-être faire ici son grand film, par l’esthétisme de ses images, la performance des acteurs et l’intérêt qu’il leur porte, l’espace qu’ils leur laissent pour s’exprimer …

    Juste pour finir, quelques plans du film qui m’ont fait pensé à deux films d’Orson Welles, dans la même scène : quand Todd présente à la foule son nouveau livre, d’abord un plan où l’on voit assis devant son bureau, fatigué, comme pesé (La Soif du Mal – Hank Quinlan), et un autre juste après, où on le voit devant son pupitre en arrière plan devant la foule (scène du discours de Citizen Kane).

    Je dois sûrement me tromper, mais je préfère le dire quand même.

    Bonne Soirée.

  3. Narration décousue, ça c’est sur! Je suis parti avant la fin …

  4. J’ai beaucoup aimé malgré que ce soit son film le moins réussi. Amy Adams avait un rôle qui méritait plus, la secte reste trop focalisé sur le face à face… 3/4

  5. @Petit : je doute que tu puisses le louer maintenant, ou peut-être sur le continent nord américain ?

    @Hitchcock22 : bien sûr qu’on peut se tutoyer. Oui, les images sont très équivoques, et le film doit gagner en sens en le revoyant. Sinon il faut dire que Hoffman a une présence imposante comme l’avait Welles, et c’est un réalisateur qui joue une influence majeure sur les cinéastes en activité, inconsciemment ou non, donc non, c’est plutôt pertinent de relever ces détails.

    @Pierre : c’est dommage d’abandonner un film en cours… Il faudrait lui donner une seconde chance.

    @selenie : je pense que pour moi, son film le moins réussi est Magnolia – beaucoup de scènes superbes et de belles performances mais au final, il fait preuve de pas mal de vanité.

  6. J’ai vite perdu le fil de l’histoire, je n’ai pas saisi ou le narrateur voulait nous enmener, heureusement que les images et l’atmosphère générale du film relèvent le niveau!
    Mais cela suffit-il pour en faire un bon film…? Je ne pense pas!

  7. @Lippe : justement je pense qu’il y a une volonté de perdre le spectateur, et c’est un procédé intéressant je trouve. C’est la première fois qu’il se lance dans une narration comme celle-ci, tu peux tenter « Boogie Nights » ou « There will be blood » du même réalisateur, c’est du très grand cinéma.

  8. J’ai moi aussi été conquis. Après s’être attaqué aux fondements de l’idéal américain dans There will be blood, Paul Thomas Anderson continue son entreprise de destruction des mythes fondateurs dans un film énorme et monstrueux. The Master ne se donne pas, le spectateur lutte avec les images plus de deux heures durant, essayant, comme le réalisateur, comme le « Master » lui-même, de trouver un sens à tout « ça ». Ma critique : http://tedsifflera3fois.com/2013/02/21/the-master-critique/

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